« Le Nez » de Chostakovitch à La Monnaie. Une satire politique magnifiée par une partition fulgurante.***
Quelle belle initiative de Peter de Caluwe de conclure sa saison aux colorations slaves par cette incroyable feu d’artifice moderniste, Le Nez de Chostakovitch. Une mise en scène très politique et brute de décoffrage d’Alex Ollé et Suzana Gomez de la Fura dels Baus. Et une direction musicale d’une précision intense de Gergely Madaras, directeur de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège (OPRL) qui fait de brillants débuts à la Monnaie.
Lorsque la Révolution d’octobre amena Lénine au pouvoir en 1917 Dimitri Chostakovitch avait 11 ans. Il est né « soviétique et ne s’est jamais exilé. A la mort de Lénine en 1924, l’adolescent prodige en avait 18 et 22 lorsqu’il composa son premier opéra, ce Nez d’après une nouvelle de Gogol qui caricaturait le régime tsariste. Entre la mort de Lénine et la reprise en main stalinienne des années 30 un bref moment d ’ouverture moderniste se fit jour où il était possible d’entendre à Moscou ou Leningrad des œuvres du « traitre » Stravinski et d’autres révolutionnaires des formes, Schoenberg et le Wozzeck d’Alban Berg. L’atonalité d’une grande partie de la partition du Nez et l’incroyable audace formelle, expérimentale de sa partition, encore « inouïes » et surprenantes aujourd’hui, vient donc d’un moment « libéral » oublié de l’histoire russe, reconvertie depuis 10 ans au stalinisme de guerre par Poutine. L’œuvre disparaîtra de la scène russe pendant 34 ans et reste une curiosité chez nous.
Dans le conte fantastique et réaliste à la fois de Gogol un employé de bureau, Kovalyov, en plein cauchemar, se réveille sans nez et retrouve, dans la réalité d’un magasin, ce nez devenu un homme, son supérieur hiérarchique. Lui sans nez n’est plus rien. Il survit péniblement, dépossédé de son pouvoir visible. L’occasion d’un défilé caricatural et drolatique avec des flics corrompus, des journalistes un peu lâches, un médecin arrogant, et un petit peuple de barbiers, domestiques et de femmes frustrées. Une satire où l’humour grinçant dresse un tableau décousu d’une société pourrie. Chostakovitch en reprend l’essentiel, mais place dans une cathédrale, histoire de provoquer le clergé, la découverte de l’usurpateur « nasal ». Et il amplifie la reconquête pénible de ce nez difficile à greffer dans quelques scènes hilarantes.
Les mises en scène du Nez hors de la Russie ont souvent visé à faire de la satire anti-tsariste une satire antistalinienne alors que les ennuis du compositeur avec le dictateur n’ont commencé qu’en 1934 lors de son second opéra, Lady Macbeth de Mzensk, mais dureront jusqu’à la mort de Staline en 1953.
Réalisme cinématographique et charme percussif : du grand art !
Alex Ollé transpose la satire politique vers notre époque. Le héros malheureux au nez coupé devient un homme politique privé de son pouvoir, supplanté par son nez incarné et assailli de menaces délirantes. Un réalisme cinématographique préside à l’ensemble, déroulant un reportage d’actualité aux images parfois banales. Avec trois points forts, un sens du rythme qui s’accorde à la musique sans s’y soumettre, un don pour le comique absurde à la Kafka et le délire visuel d’une scénographie d’Alfons Flores, magistralement éclairée par Urs Schönebaum, qui insinue subtilement le brouillard des situations dans des paysages urbains ou forestiers inquiétants ou apaisés. Du très grand art.
Du très grand art aussi la direction d’orchestre de Gergely Madaras. Il lui revient de maîtriser un ovni musical à l’origine et qui le reste. Et de rendre « évidente » une partition fiévreuse, jouant sur la domination exceptionnelle des percussionnistes (plus nombreux que les vents et cuivres réunis). Jouant aussi sur les excès de voix (bienvenue au suraigu, aux borborygmes, au « parlando » trépidant), et la multiplication de dizaines de petits rôles, aux côtés des 7 personnages principaux et d’un chœur omniprésent. De cette inflation paradoxale de difficultés Gergely Madaras fait une synthèse brillante et calme où le plaisir communicatif du plateau et de la fosse gagne le public. Il s’appuie sur une distribution brillante avec le puissant baryton Scott Hendricks en Kovaliov, et le subtil ténor Nicky Pence en nez usurpateur et de belles voix russophones aux rôles multiples. Le Chœur de la Monnaie, en pleine forme vocale joue son rôle dramatique avec un enthousiasme maîtrisé.
Bref ce Nez vaut le détour par sa rareté et son charme percussif toujours recommencé. Ce train-là ne passe pas tous les ans en gare de Bruxelles/Monnaie.
Christian Jade
Le Nez de Dimitri Chostakovitch à voir à La Monnaie jusqu’au 7 juillet. Infos : www.lamonnaiedemunt.be