» Les frères ennemis » de Racine. Un beau clair-obscur sur la folie du pouvoir. ***
C’est un fameux pari que risque Philippe Sireuil en confiant à un jeune metteur en scène suisse, Cédric Dorier, le soin de mettre en scène la première pièce de Racine, rarement jouée. Or l’obstacle initial, faire chanter l’alexandrin dans notre époque prosaïque est fort bien surmonté par la troupe du Théâtre en Liberté. Et les » frères ennemis » Etéocle et Polynice, produit de la rencontre incestueuse entre Jocaste et son fils Œdipe se déchirent comme de jeunes fauves malgré les appels à la trêve de Jocaste et de sa fille Antigone.
Quand on interroge Cédric Dorier sur quelle mouche l’a piqué de monter cette pièce de jeunesse de Racine, sans l’aura de » Phèdre » ou de » Britannicus » il évoque un coup de foudre de jeunesse à la Comédie française. Et une histoire de famille compliquée sur un thème d’actualité.
» Ce qui me touche profondément c’est l’importance des femmes, au premier plan dans la pièce, ambassadrices de la paix…Racine nous questionne sur la soif et l’orgueil du pouvoir…et l’engrenage de la haine et de ses mécanismes »
Il y voit aussi une » pièce à suspense haletant » qui met en évidence les » pulsions sauvages et mortifères de l’être humain » dans » la langue puissante, charnelle, musicale de l’alexandrin « .
Que d’amour dans cette analyse des intentions du projet. Promesses tenues ? Oui et dans des circonstances difficiles et intelligemment surmontées. Hélène Theunissen qui tient l’important rôle de Jocaste est condamnée à la prudence suite à une soudaine laryngite : donc sa voix est » sonorisée « , ses inflexions parfois rauques mais le public averti du problème est d’autant plus attentif et entre en sympathie pour la » diva » fragilisée. Effet secondaire bénéfique : pour ne pas couvrir la voix de Jocaste, les acteurs disent les fameux alexandrins en douceur ce qui les fait gagner en musicalité et naturel ! Morale de l’histoire ; au théâtre il n’y a pas deux représentations semblables et le pire n’est pas toujours sûr !
Mais la mise en scène de Cédric Dorier repose sur des assisses solides, appuyée sur la scénographie belle et efficace d’Adrien Moretti et les lumières contrastées de Christophe Forey. L’occupation de l’espace par les acteurs/actrices est soigneusement calculée pour qu’ils entrent en dialogue, à distance ou de près. Pas de ces interminables monologues face au public, pas de ces tirades convenues et monotones. Chacun vit son texte en donnant des couleurs naturelles à l’alexandrin. Le groupe est constamment attentif aux propos de chacun renforçant la cohérence de l’ensemble.
La Jocaste d’Hélène Theunissen surmonte avec brio son rôle impossible de conciliatrice et de ses fils déchaînés et de ses cordes vocales en conflit… bactérien. Julie Lenain propose une Antigone conciliante alors qu’on ne retient généralement d’elle que » l’enragée » d’après la mort de Polynice, symbole de résistance au tyran. Stéphane Ledune, qui incarne Créon, le frère de Jocaste et futur tyran est un manipulateur remarquable qui souffle sur les braises en finesse (un politicien très contemporain !). Les jeunes coqs fous Etéocle (incarné par Romain Mathelart) et Polynice (Cédric Cerbara) s’affrontent en une chorégraphie virile sur la table où la réunion de famille a échoué à les concilier. Le dernier acte se passera dans un univers de meubles détruits.
Au total un récit de haine fratricide bien maîtrisé, une belle scénographie qui alterne la lumière et le clair-obscur et une direction d’acteurs qui donne envie d’écouter la fameuse petite musique de l’alexandrin.
» Frères ennemis /La Thébaïde » de Racine, m.e.s de Cédric Dorier.
-Au Théâtre des Martyrs jusqu’au 30 novembre.
Christian Jade (RTBF.be)
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