• Opéra  • « Mahagonny », un « requiem » choral, noir de noir. La griffe d’Ivo Van Hove sur le pamphlet de Weill/Brecht.

« Mahagonny », un « requiem » choral, noir de noir. La griffe d’Ivo Van Hove sur le pamphlet de Weill/Brecht.

A sa création à Leipzig en 1930, les nazis organisent une cabale pour saborder cet opéra « judéo-marxiste ».  Il est pour les hitlériens, l’exemple même de « l’art dégénéré » qu’ils feront disparaître dès leur arrivée au pouvoir … trois ans plus tard. Non seulement il est anti-capitaliste, cet opéra, mais anti-wagnérien, anti-romantique, bref à éliminer. Cette œuvre de combat – manifeste – politique et esthétique – se veut sans concession et sans pardon. La nature humaine est irrémédiablement corrompue par l’argent. Ivo Van Hove et Esa-Pekka Salonen donnent une force impressionnante à cette démonstration toujours actuelle.

Cette énorme parodie avec ses lourdeurs « d’actualité » (1930) sonne incroyablement juste à peine un siècle plus tard. Cette allégorie féroce met au centre le Fric, seul Dieu omniprésent dont le fantasme a « créé » cette ville imaginaire de Mahagonny. Et la mise en scène d’Ivo Van Hove part de ce concept de fric, roi de tous les rêves et qui truque toutes nos représentations.

La scène est nue quand surgissent 3 escrocs fourbus, la veuve Begbick, (Karita Mattila, dégaine superbe), Moïse la Trinité (Willard White, humble, effacé) et Fatty le Fondé de Pouvoir (Alan Oke, le cynique). Leur ruée vers l’Or interrompue par une panne de camion, ils décident de fonder une « ville-piège », basée sur le fric ou une toile d’araignée imaginaire pour attirer des gogos de toute l’Amérique et leur pomper leurs économies. Arrivent alors quatre braves bûcherons du Canada dont le naïf Jim (le sublime Nikolai Schukoff, le Candide voltairien de ce conte, victime idéale du Système). C’est par lui et ses copains qu’on vit la transformation de la ville petite bourgeoise initiale, avec passes tarifées banales, à la tornade qui radicalise les humains, menés par les instincts primaires : manger, boire, se battre et forniquer. Jim le tendre, amoureux de sa pute, la Jenny à la voix sensuelle d’Annette Dasch sera condamnée finalement à une mort symbolique mort pour une dette minable. Grosses ficelles mais musique sublime.

C’est que la Ville qui grandit sous nos yeux est une pure illusion, qui devient petit à petit ce qu’elle est par essence : une « bulle » spéculative qui finit par exploser sous nos yeux. Ivo Van Hove en bâtissant Mahagonny sur des « images » virtuelles, truquées et en nous montrant le processus de ces images… fausses en train de se faire et de nous … piéger trouve un équivalent « technologique » contemporain pour transposer cette parabole des années 30 à notre époque.  Nous nous abreuvons tous dans un monde d’images virtuelles auxquelles nous croyons brièvement avant de déchanter et de nous apercevoir de notre erreur. Les banques créent des actions pourries qu’elles vendent aux gogos : la crise de 2008, rappelle celle de 1930 et annonce toutes les autres.

« Mahagonny », la ville fantasmée par l’illusion du Fric

– © Pascal Victor

Le texte polémique, réducteur, didactique et caricatural de Brecht passe sur l’écran comme une des nombreuses pubs qui nous soûlent. Surtout par rapport aux œuvres précédentes d’Ivo Van Hove, l’écran/piège occupe le 1/3 de l’espace et nous laisse le plaisir de fabriquer nos propres images avec les 2/3 de l’espace restant. J’ai tenté l’expérience de ma propre sélection d’images, jumelles à l’œil. J’ai pu apprécier l’incroyable professionnalisme,  « hors champ », de ce chœur sublime, cette foule agitée des « perdants » piégés, où chaque choriste est expressif, dirigé par un metteur en scène rigoureux.

Car le grand vainqueur artistique tous terrains d’Aix 2019 est le chœur Pygmalion aussi remarquable quand il est dirigé par son chef historique, Rafaël Pichon (dans le  » Requiem  » de Mozart, façon Castellucci) ) qu’ici, dirigé  par  Richard Wilberforce. Il met en valeur l’énergie musicale et dramatique du chef d’œuvre de Kurt Weill, alternant la recherche expérimentale des années 30 et l’ouverture au jazz. Il faut dire qu’Esa-Pekka Salonen dirigeant ce patchwork d’ambiances terribles, parsemées de quelques îlots de mélodies tendres a la rigueur de Brecht maintenant une certaine « distance » pour décrire ce monde de l’illusion. Avec en outre les solistes du Philharmonia Orchestra, le bonheur musical et visuel est à son comble. Apparemment à la première, il manquait un je ne sais quoi qui a indisposé la majorité de la critique présente. A la dernière le 15 août, le plateau était en parfaite harmonie.

« Grandeur et décadence de la Ville de Mahagonny «  de Kurt Weill et Bertolt Brecht mise en scène d’Ivo Van Hove.

Vu à Aix le 15 juillet.

Encore visible en mars-avril 2020 au DNO (Dutch National Opera) à Amsterdam et au Metropolitan de New-York.

Pour voir la captation de « Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny » de Kurt Weill par Arte Concert

La vidéo est visible jusqu’au 10 novembre 2019.

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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