Milo Rau : le Manifeste de Gand. Un « dogma » théâtral qui fait polémique. Une saison riche au NTGhent.
Depuis quelques semaines, on parle beaucoup de Milo Rau et de son manifeste « Dogma »au centre de sa programmation comme nouveau directeur du NTGhent. Il nous l’a expliqué longuement (voir itv ci-dessous). Il fait polémique puisque par sa radicalité, il provoque nécessairement les « habitudes ».
Extraits :
– Je travaillais dans la grandeur et dans la complexité. Je vais donc essayer un modèle plus modeste.
– Il faut libérer le théâtre d’un excès de répertoire
– Il y a des règles, mais le reste est très ouvert. C’est le contraire d’un « dogme », puisque cela oblige tout le monde à penser tout le temps.
– J’ai une autre ambition, c’est de viser un théâtre mondial. Parce que si tu restes dans tes petites traditions, rien ne change, et moi j’ai besoin de changement.
Sa saison ? 8 créations dont 3 de Milo Rau L’agneau mystique, d’après le fameux polyptique de Van Eyck; Compassion, histoire de la mitrailleuse, une » reprise repensée » et Oresteia, qui emmènera l’équipe à Mossoul (Irak). Luk Perceval propose Black, qui plonge dans l’exploitation du Congo sous Léopold II. NTGent accueille aussi une création de e Faustin Linyekula dans la série Histoire(s) du Théâtre
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Le Manifeste de Gand. « Dogma ».
Un nouveau logo pour le théâtre – © NTGent
Interview de Milo Rau (MR) par Christian Jade (CJ)
CJ : Tu pars de deux théories de cinéma, les œuvres de Godard et la théorie danoise de Dogma. Cela donne quoi en théâtre ?
MR : Ça traite essentiellement du théâtre de répertoire et du théâtre de création vu d’un certain angle que je propose. J’ai envie de changer à peu près tout le processus de création, le processus de répétition et le processus de distribution. Je crée un théâtre ambulant, ouvert au monde et au public. Donc, ça veut dire que je pense à tout, de la mise en scène à la diffusion et pour ça, j’ai établi un certain nombre de règles pour tous les metteurs en scène qui viendront dans mon théâtre, à Gand, pendant plusieurs saisons. C’est une réflexion sur ma propre manière de créer et d’y mettre des limites. Moi aussi j’ai produit des grands spectacles avec 14 acteurs. Ça coûte très cher et c’est très difficile à diffuser. Il y avait plusieurs cameraman, des dizaines de techniciens, un peu comme Anne-Cécile Vandalem fait pour le moment. Je travaillais dans la grandeur et dans la complexité. Je vais donc essayer un modèle plus modeste.
CJ : Tu passes de l’église gothique à l’église romane ?
MR : Je passe plutôt de la grande cathédrale à la petite chapelle ! Cette petite chapelle, ces petites règles et ces moyens réduits doivent permettre essentiellement à ces productions de voyager beaucoup et très loin. Mon idée est de faire travailler beaucoup de gens avec un petit nombre de règles pour être le plus efficace possible. Par exemple, l’auteur, je veux que ce soit un produit de l’équipe. Tous ceux qui prennent part au projet sont des auteurs. Bien sûr, le metteur en scène est l’œil extérieur qui va cadrer et limiter toutes les propositions. Je suis à un moment de ma carrière où j’ai à peu près pratiqué toutes les formes théâtrales, alors j’ai envie maintenant de construire une espèce de machine théâtrale à produire du théâtre, des films, des films dans le théâtre etc. Au NTGent, on est une équipe de 120 avec le même objectif et les metteurs en scène associés pratiqueront les mêmes règles. Pour les répétitions par exemple, on commence tous ensemble et on traverse tous les projets ensemble.
CJ : Tu intitules ton projet « Dogma », ça veut dire que tu fais quand même un projet » dogmatique » ?
MR . Il y a des règles, mais le reste est très ouvert. On peut s’inspirer d’exemples anciens, du théâtre grec, de Shakespeare… mais seulement comme point de départ. Le reste doit être laissé à une imagination et une actualité contemporaine. Dans Dogma : 20% peuvent venir du modèle, quel qu’il soit, et le reste doit être imaginé et produit par l’équipe. C’est donc le contraire d’un dogme, puisque cela oblige tout le monde à penser tout le temps.
Mon « dogma », c’est donc une manière de lutter contre les metteurs en scène qui se soumettent à un texte et ne font que l’illustrer sans le repenser. Donc il faut libérer le théâtre d’un excès de répertoire. Sinon, on s’empêche de créer.
Je veux que le metteur en scène devienne un auteur avec son équipe et se libère du théâtre bourgeois. Par rapport à la vidéo de spectacle, on fait de petites choses avec peu de caméras en scène et on libère le plus possible la scène de tout décor et de toute scénographie.
CJ : Combien de metteurs en scène vont « se plier » à ta théorie ?
MR : Des metteurs en scène très connus, comme Luk Perceval, habitué à de toutes grosses productions, ont accepté ces principes de simplification. pour redevenir des auteurs. Le projet court sur 10 ans, que ce soit au NTGent, ou ailleurs s’ils ne veulent plus de moi. Ce qui me plaît en Flandre, la compagnie est toujours auteure de l’œuvre, facile en Flandre puisqu’il n’y a pas de « répertoire ». L’œuvre classique est au mieux un point de départ. Quand Bertolt Brecht s’inspire de l’Antigone antique, il la réécrit aussi presque totalement. C’est une tradition « bourgeoise » d’avoir ce respect sacré du texte de l’auteur ancien.
CJ : Est-ce que tu n’es pas en train de théoriser là une pratique assez courante en Belgique mais aussi en Europe : la « création de plateau » où les auteurs sont les acteurs sur scène ?
MR : C’est ça, c’est cette pratique là que je vis. Moi j’aime bien lire les textes et m’en inspirer. Mais ils ne sont pas « sacrés ». Avec Tchekhov, si tu as de grands acteurs, comme metteur en scène tu peux dormir sous la table et les laisser faire. Tu ne dois rien faire. Bien sûr c’est de la polémique, mais je n’ai pas envie de m’endormir. Pour le moment j’ai décidé de faire « Dogma » mais dans trois ans, si j’ai envie, je change encore de point de vue.
CJ : Au fond, « Dogma » est une étape parmi d’autres pour te permettre d’avancer.
MR : J’ai aussi une autre ambition, c’est de viser un théâtre mondial. Parce que si tu restes dans tes petites traditions, rien ne change, et moi j’ai besoin de changement. Autre chose qui m’énerve : en Suisse, en Allemagne, en France, à l’intérieur de la Belgique, il n’y a presque pas de contacts entre les gens de diverses communautés linguistiques. Moi je veux casser les frontières. On ne peut pas rester sur » une » façon de faire du Molière ou du Shakespeare.
CJ : Tu veux des spectacles au moins bilingues ? Ça veut dire qu’à Gand, tu vas généraliser les acteurs francophones et flamands jouant ensemble ?
MR : Le théâtre est une place publique et il faut se conformer à la réalité. Je sais que je viens à Gand. Il y aura plusieurs langues sur scène dont le français mais pas systématiquement. Les acteurs viendront du monde entier et parleront leur langue : le syrien, le congolais, le français, le néerlandais… Je n’ai pas de préjugés. Il faut ouvrir le théâtre sur le monde et les problèmes spécifiques à la Belgique ne se poseront plus. Par exemple, dans la trilogie de l’Orestie, transposé à notre époque, cela va obligatoirement se passer en Moyen-Orient. Je vais travailler avec des acteurs syriens, en Irak du nord ou à Mossoul, et comme d’habitude je recruterais des acteurs locaux. Il y aura donc un « mix » d’acteurs de plusieurs nationalités, parlant plusieurs langues. La parole des acteurs sera surtitrée en fonction du pays où il joue. Tout ce mix d’acteurs va constituer notre nouvelle « Orestie » qui pourra se jouer à Gand comme à Mossoul, en Wallonie ou en pays kurde. Pour moi, il ne s’agit pas de faire du théâtre documentaire réaliste, je veux revenir sur cette pensée mythologique grecque qui considère que c’est le monde entier qui est sur scène.
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