Opéra de Paris et UGC/Opéra (16/02) « Cosi fan tutte » : A.T De Keersmaeker radicale, entre mélancolie et humour ***
Rien de plus simple, à première vue, que de mettre en scène » Cosi fan tutte » de Mozart : sur le fond, entre marivaudage et vaudeville, deux femmes hésitent à tromper leurs amoureux, partis à la guerre et qui reviennent mettre leur vertu à l’épreuve, déguisés en soldats albanais. Et puis elles cèdent. Tout le monde floué ? Sur la forme, des arias douces-amères de femmes déchirées, d’amants obsédés par leur honneur, d’un intrigant cynique et de sa complice, qui soufflent sur les braises. La musique de Mozart, encore plus que les paroles du livret de Da Ponte, insinue des contradictions autrement plus subtiles que ces apparences mondaines sur l’impossible fidélité amoureuse. Et c’est à ce tournant qu’on attend l’imagination d’un metteur en scène.
En toile de fond de ma mémoire, la merveilleuse subtilité de Luc Bondy aidé par une scénographie mobile raffinée de Karl-Ernst Hermann, jouant sur le cercle toujours recommencé des saisons, créée à la Monnaie en 1984 et reprise, dans toute l’Europe pendant près de 20 ans. Et un contre-exemple, vécu cet été à Aix, le lourd déplacement de l’intrigue en Afrique mussolinienne par le cinéaste Christophe Honoré. Hyper réalisme sans intérêt ni pertinence dramaturgique.
Certains feront peut-être le même reproche, en sens inverse, à Anne Teresa De Keersmaeker : que vient faire la danse, sa danse abstraite, dans cette galère des sentiments ambigus ? Le parti-pris, qu’on accepte, ou pas, comme un » postulat » en mathématiques, c’est que chaque chanteur/cantatrice est » dédoublé » en un danseur/euse qui tantôt le/la suit comme son ombre, parfois s’en détache pour démentir le propos du livret ou traduire par le corps ce que la musique suggère. Autre postulat : le corps de chaque danseur se prête à une chorégraphie minimaliste qu’Anne Teresa De Keersmaeker a résumée et appliquée à plusieurs reprises, en une formule » My walking is my dancing « , une vingtaine de pas et de poses du corps simples qui permettent des complicités entre chanteurs et danseurs. Une formule complétée par » my talking is my dancing » puisque » la parole « , à l’opéra a sa logique propre. Comment les chanteurs ont-ils vécu ces contraintes rares pendant deux mois de répétition ? Dans un reportage du journal québequois Le Devoir, la mezzo Michèle Losier (Dorabella), se confie :
» Nous sommes sur scène en permanence à répéter une chorégraphie minimaliste fondée sur des figures géométriques et dans laquelle les danseurs sont notre subconscient, notre sous-texte, et expriment ce qui ne peut être dit « .
Son complice Philippe Sly (Guglielmo) y voit un avantage ;
» Le dénuement est tel, dit-il, qu’il nous oblige à nous débarrasser de nos tics, à nous concentrer sur la partition et à sortir de notre bulle « .
Enfin la chorégraphie se déroule sur un espace abstrait, géométrique, inscrit au sol.
Musique, livret et chorégraphie sont donc en dialogue actif -et parfois contradictoire- pour traduire les ambigüités et hésitations des personnages, Dorabella et Fiordiligi en particulier, manipulées par don Alfonso et Despina.
Le laboratoire des sentiments.
Ginger Costa Jackson (Despina), Paulo SZOT (Don Alfonso), Postgan Antoncic(Don Alfonso), Marie Goudot(Despina) dans – © Anne van Aerschot
Quant au spectateur, il se trouve plongé dans une sorte de » laboratoire des sentiments « , aux murs blancs, où chaque couple de chanteur/danseur a des couleurs vives pour s’affirmer dans sa différence, jouer l’unisson ou la dissonance, tour à tour proche ou lointain, isolé ou en groupe puisque le chœur lui aussi danse.
Le tour de force de la mise en scène c’est d’éviter l’anecdote (et notamment le déguisement des amants) tout en rendant justice à la partition de Mozart, qui alterne tragique et comique, cynisme et angoisse existentielle. Et d’assurer un incroyable équilibre entre toutes les composantes: la chorégraphie n’est pas » plaquée » sur l’opéra, elle a sa propre logique, liée aux personnages. Mais, étroitement liée au rythme musical, elle ne se sert pas de l’opéra mais le sert, porte à sa juste ébullition les corps, les voix, le texte, le sens de l’œuvre : une sorte d’hymne universel, un rien mélancolique, au sentiment amoureux et au désir frémissant, éphémère et mortel.
Et la réussite est totale, de mon point de vue, puisque cette épure sensuelle d’un opéra est assumée avec une splendide cohérence et par les 6 paires de solistes et par le chœur et par le chef Philippe Jordan qui fait parfaitement » entrer dans la danse » les remarquables musiciens de l’orchestre de l’Opéra de Paris. Avec des solistes, chant et danse d’un totale homogénéité, tous dignes d’éloge. Chant : Jacquelyn Wagner, Michèle Losier, Frédéric Antoun, Philippe Sly, Paulo Szot, Ginger Costa-Jackson. ( et une deuxième distribution tout aussi prometteuse). Danse : Cynthia Loemij, Samantha Van Wissen, Julien Monty, Michaël Pomero, Bostjan Antoncic, Marie Goudot.
Pour ceux qui suivent depuis le début l’œuvre d’Anne Teresa De Keersmaeker, on a le sentiment qu’elle réussit enfin à faire la synthèse, brillante, aboutie, de sa passion pour l’opéra et la danse qu’elle avait déjà tentée, avec des fortunes diverses. Dans » Mozart/Concert Aria’s » (1992), le » Château de Barbe Bleue » de Bartok (1998) » I due Foscari » de Verdi (2002) et le subtil » Hanjo » du Japonais Toshio Hokosawa où déjà le corps des chanteurs ajoutait à leur voix. Comme si, depuis 2010, ses recherches sur » l’ars subtilior » médiéval à Avignon ( » Cesena « , » En Atendant « ), puis Vortex Temporum lui avaient donné la clé pour transposer à l’opéra, ce mariage de la voix, du texte et du corps.
Jusqu’au 19 février à l’Opéra Garnier à Paris,
-reprise du 15 septembre au 10 octobre. www.operadeparis.fr
NB : il est prudent de réserver pour l’automne à Paris.
-aujourd’hui, 16 février, diffusé en direct, à partir de 19H30, dans les cinémas UGC de France et de Belgique.
Christian Jade (RTBF.be)
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