Opéra de Paris: »Iphigénie en Tauride » (Gluck): un « coup de poing » à la Warlikowski. Déchirant, actuel.
Dans le luxueux palais Garnier, maison mère de l’Opéra de Paris, un écrin du XIXe siècle, enrichi d’un plafond de Chagall, le rideau de scène, miroir sans tain, reflète la salle, ses ors, ses couleurs, ses lumières, son public. Quant le miroir/rideau se lève on découvre un grand plateau peuplé de petites vieilles errantes ou allongées sur des lits ou des canapés, faisant leur toilette dans d’immenses lavabos ou mangeant, mélancoliques, des gâteaux au bord de la fosse d’orchestre. Comme un essaim d’Erinyes, déesses de la vengeance…épuisées. Dans cette luxueuse » maison de repos » contemporaine, des dames au bord de l’Alzheimer viennent finir leurs jours aux prises avec la déprime finale.
L’une d’elle, petite vieille chargée d’or (rôle muet, splendide Renate Jett) « représente » l’antique héroïne Iphigénie, au bord de la tombe, ruminant, en un immense « flash back », les tragédies de sa famille dans son exil de… Tauride. Agamemnon, son père, le général grec, a voulu la sacrifier pour emporter plus rapidement sa flotte vers Troie. La déesse Diane l’a sauvée et emmenée en Tauride, où Iphigénie est une prêtresse se consacrant au culte de Diane. Mais elle est surveillée …et désirée par un roi « barbare », le Scythe Thoas qui la charge de sacrifier les « étrangers » échoués sur la presqu’île. Arrivent deux Grecs, son frère Oreste et son ami Pylade. Oreste a assassiné leur mère Clytemnestre, coupable d’avoir tué leur père, Agamemnon, au retour de Troie. Et la série noire tragique se poursuit puisque la sœur, qui ne reconnaîtra son frère que tardivement, est chargée de tuer au moins un des deux « étrangers ».
Une mise en scène radicale.
Sur cette trame « noble », Krzysztof Warlikowski a construit une mise en scène « coup de poing » où tous les rôles chantés à l’avant plan sont dédoublés par des acteurs muets mais pas inactifs. Ils illustrent les scènes évoquées par les chants à la manière d’un cauchemar soit « live » sur le plateau soit via des vidéos qui agrandissent et dramatisent l’action. Le clou est évidemment le meurtre de Clytemnestre par Oreste en une scène qui mêle sexe et sang, inceste et meurtre. D’où scandale et » bronca à la création à Paris, en 2006.
La qualité des voix est à la mesure du défi. Véronique Gens en Iphigénie, tout à tour petite vieille hyper chic et prêtresse tourmentée, ajoute à sa présence dramatique rayonnante l’étendue d’une tessiture qui épouse en souplesse les inflexions de la partition. Toutes les nuances de la douleur sont incarnées, intériorisées, projetées : elle est bouleversante de justesse. Ses comparses sont eux aussi de toute grande classe : le baryton canadien Etienne Dupuis (Oreste), à la voix naturellement puissante, l’infléchit avec justesse dans les aigus. Le ténor français Stanislas de Barbeyrac donne à Pylade un aigu parfait, aux inflexions parfaitement adaptées aux sentiments complexes à traduire. Quant à Thoas, le tyran cloué dans son fauteuil roulant, le baryton-basse allemand Thomas Johannes Mayer lui donne une remarquable force physique, vocale, et caricaturale. Enfin la direction d’orchestre de Bertrand de Billy par sa douceur et son élégance discrète soutient des chanteurs soumis à de redoutables performances expressives par l’exigeant Warlikowski.
Une œuvre culte, voulue par Gérard Mortier, auquel Stéphane Lissner rend hommage.
Cette œuvre a une histoire au sein de l’Opéra de Paris et, dans le programme, l’actuel directeur, Stéphane Lissner, rend un hommage élégant et vibrant à notre compatriote à qui il dédie cette reprise : « Gérard Mortier détestait la tiédeur et…combattait, avec ce mélange de douceur et de pugnacité que nous lui avons bien connu, la routine des maisons d’opéra. »
Copieusement huée, en 2006, Iphigénie en Tauride est devenue un classique depuis lors. Encore que du très conservateur public parisien de cette première 2016 fusent encore quelques huées, largement couvertes par de très larges acclamations. Belle revanche. Et petit flash back.
Il y a 11 ans (2005), Gérard Mortier, qui dirigeait l’Opéra de Paris, après la Monnaie et le Festival de Salzbourg, découvre au Festival d’Avignon l’extraordinaire « Kroum » de Hanoch Levin, mis en scène par Krzysztof Warlikowski. Aussitôt il repère en lui un « iconoclaste », digne de lui. Et lui confie sa première mise en scène d’opéra, « Iphigénie en Tauride » de C.W Gluck. Suivie, coup sur coup de « L’Affaire Makropoulos« , de Jsanacek, Parsifal de Wagner et « Le Roi Roger » de Karol Szymanowski. Chaque fois, ou presque, un objet de scandale. Alors qu’à la Monnaie, à Bruxelles, à partir de 2009, Médée (Cherubini), Macbeth(Verdi), ou encore » Lulu « (Berg), Don Giovanni(Mozart) atterrissent en douceur. Dans un joli essai joliment intitulé « Un éléphant dans un magasin de porcelaine « cite, de Warlikowski, ce propos significatif :
« On n’est pas là pour dépenser l’argent public en redisant les mêmes choses qu’il y a deux cents ans ou vingt ans, mais pour traduire l’inquiétude de la société d’aujourd’hui à travers une œuvre de répertoire. […] Pour moi le théâtre, qu’il soit dramatique ou lyrique, reste toujours du théâtre. Si, en s’emparant d’une œuvre, on n’a pas l’espoir de faire bouger les choses, autant ne rien faire.
Pourquoi pas joindre « Phèdres » à « Iphigénie »?
Détail piquant : initialement, la mise en scène d’Iphigénie était confiée en 2005 à…Isabelle Huppert, qui dut se désister pour cause d’un tournage. Or Isabelle Huppert incarne actuellement, sous la direction de… Krzysztof Warlikowski, plusieurs » Phèdre(s) « . La critique parisienne n’a pas fort apprécié, à la création, le mélange de textes contemporains dont Warlikowski s’est fait une spécialité. Mais a couvert d’éloges l’interprète, une Isabelle Huppert déchaînée.
Jugez par vous-même ces Phèdres au Théâtre de Liège du 9 au 12 décembre.
Après quoi, courez à Paris pour cette œuvre majeure du répertoire, baptême du feu de Warlikowski à l’opéra.
« Iphigénie en Tauride » (Gluck), m.e.s Krzysztof Warlikowski, direction musicale Bertrand de Billy.
A l’Opéra de Paris jusqu’au 25 décembre.
Christian Jade (RTBF.be)
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