« Un Tramway nommé Désir » (Tennessee Williams). Et si on oubliait Marlon Brando ? ***
Tennessee Williams, c’est toute une époque, les années 1950/60, qui nous imprègne encore par les adaptations de son théâtre au cinéma. Des œuvres lourdes d’angoisses existentielles, plongées dans le « Deep South », amplifiées par Broadway et Hollywood. Une esthétique « Actor’s Studio », des réalisateurs grand format (Mankiewicz, Brooks, Kazan) et des vedettes de légende (Elisabeth Taylor, Viviane Leigh, Marlon Brando, Paul Newman). Salvatore Calcagno nous propose « Un Tramway nommé Désir » dans une nouvelle traduction théâtrale imprégnée de son cinéma. Un beau défi.
Critique ***
Salvatore Calcagno nous avait surpris dès sa première œuvre, « La Vecchia Vacca », en cumulant le joyeux tumulte baroque de Fellini, la rigueur esthétique de Visconti et une réflexion pasolinienne sur l’homosexualité. Avec un humour décalé sur sa famille italienne dominée par le lait maternel. Cette « Vecchia Vaca » lui a valu en 2014 un Prix de la Critique « découverte ».
Depuis lors, le jeune homme prometteur a fait ses classes tous terrains avec des œuvres personnelles et deux adaptations de textes contemporains, « La Voix humaine » de Cocteau et ce « Tramway ». Deux rôles de femmes pathétiques, plongées dans le désespoir, victimes d’hommes indifférents ou agressifs : un cadeau fait à Sophia Leboutte, son actrice fétiche – déjà présente (en voix off) dans la Vecchia Vacca.
Ici, elle incarne Blanche, une riche héritière ruinée, débarquant chez sa sœur Stella qui a fui la famille pour épouser un ouvrier d’origine polonaise, Stanley ,dont les loisirs se limitent au sexe, à l’alcool et au poker. Violent, il bat sa femme puis sa belle-sœur. Son rôle dominant, incarné dans le film (et à Broadway) par le jeune Brando est relativement gommé au profit d’une solidarité bien fragile des deux sœurs face à ce mâle caricatural. Mais Stanley est aussi un inspecteur enquêtant sur la vie réelle de Blanche, sa belle-sœur, institutrice pauvre, déchue pour avoir séduit un de ses élèves et pour s’être prostituée dans sa petite ville qu’elle a fui pour se réfugier chez sa sœur prolétarisée. Ces éléments seront révélés au dernier acte entraînant Blanche dans la folie.
Auparavant, le dialogue des deux sœurs révèle que Blanche est blessée en profondeur par son divorce d’avec un homme, homosexuel refoulé. Ce fait et quelques autres avaient été coupés, sans son accord, du film de Kazan, par peur des ligues de vertu dominantes dans les années 50. Le film ne fut restauré qu’en 1993. Tennesse Williams, homosexuel dépressif et alcoolique, appartient à une époque où l’homosexualité était considérée comme une maladie, à guérir par électro-chocs ou par des peines de prison. Calcagno rappelle à sa façon, humoristique, le changement de climat par rapport à l’homosexualité en transformant un personnage secondaire, une porteuse de fleur, en drag queen qui parcourt la salle.
Une vision moderne, éclatante, ouverte du chef d’œuvre de Tennessee Williams.
‘ – © Vutheara Kham
Une mise en scène, c’est d’abord une vision sur un univers. A l’origine, le Sud profond avec comme cadre la Nouvelle Orléans, sa chaleur insoutenable, ses passions violentes, ses contrastes sociaux. Un cadre, un appartement misérable, étroit et en toile de fond une musique dominante, le jazz. Calcagno transpose l’action dans sa Sicile natale, dont subsiste la lumière éclatante et la chaleur mais pas l’espace étroit : un immense plateau presque nu déploie les combats de deux femmes contre un homme, là où un homme s’acharnait contre deux femmes dans l’ombre d’un appartement misérable. Le texte, plus contemporain, retraduit par Isabelle Famchon, sonne autrement d’autant que le jazz est remplacé par un excellent pianiste live Lorenzo Bagnati qui passe de la chanson italienne au répertoire classique. Autre élargissement : une projection sur écran de scènes qui se passent dans les coulisses, un clin d’œil au théâtre dans le théâtre, qui devient du cinéma dans le théâtre. Avec le risque, réel, d’allonger la sauce et de ralentir le rythme.
On ne passe donc pas d’un cadre étroit américain à un cadre étroit sicilien. Calcagno cultive plutôt un style international fortement teinté de son style propre, fait d’amour et de sensualité: amour des belles formes, de la beauté plastique et de la musicalité d’un texte pris comme une partition théâtrale. Et sensualité du jeu des acteurs. Le corps masculin, omniprésent avec Marlon Brando n’est pas oublié quand Lucas Meister l’incarne. Quelques petits jeunes gens dont la drag queen rappellent le thème gay cher à Salvatore Calcagno depuis sa Vecchia Vacca. Sophia Leboutte guettée par la folie, nous régale d’un final fort et émouvant mais fait preuve trop souvent d’un pathétique trop éloquent, proche du naturalisme. Marie Bos,elle, donne une vigueur sèche et inattendue à Stella, incarnation d’une résistance quasi féministe face au mâle dominant.
Au total, une très belle remise en forme du chef d’œuvre de Tennessee Williams par l’esthétique raffinée de Salvatore Calcagno. Nul doute que ce spectacle, créé au Théâtre de Liège, gagnera en rythme au cours de sa longue tournée en FWB.
« Un tramway nommé Désir » de Tennessee Williams, mise en scène de Salvatore Calcagno.
Jusqu’au 1er février à l’Atelier Théâtre Jean Vilar à Louvain-la-Neuve, du 11 au 13 février au Théâtre le Manège à Mons, du 21 au 30 avril au Théâtre Varia à Bruxelles, les 6 et 7 mai au Théâtre de Namur.
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