• Théâtre  • Une « Antigone 2015 », africaine, brute de décoffrage: un texte dru, des acteurs engagés.

Une « Antigone 2015 », africaine, brute de décoffrage: un texte dru, des acteurs engagés.

Le texte d’Axel Cornil Crever d’amour est un cadeau violent pour une troupe de jeunes acteurs noirs passionnés, encadrés par Frédéric Dussenne. Un des artistes associés du Rideau de Bruxelles risque et gagne.

Le personnage d’Antigone et la saga sanglante des Atrides n’en finissent pas d’inspirer écrivains et penseurs. Freud, bien sûr, dont le « complexe d’Œdipe » structure la réflexion sur les profondeurs du « moi ». Henry Bauchau, psychanalyste, romancier, auteur dramatique l’a porté haut, dans un  » style noble », superbe, (Antigone, Œdipe sur la route). Alex Cornil adapte la sombre histoire des Atrides, comme Anouilh ou Sartre en leur temps (Antigone, Les Mouches), à une sensibilité et un style contemporains. L’opposition entre la force « raisonnable » des lois (Créon) et les valeurs sacrées de la justice (Antigone) est centrale avec une rage de style qui nous explose au visage.

Un texte violent et ouvert

Antigone. :  » Je suis la sœur sainte des égarés, des paumés, de tous les clochards, les ivrognes, les putes, les lépreux, les syphilitiques, les sidaïques, les boiteux, les borgnes, les bègues, les aveugles, les manchots, la sœur sainte des monstres, des mal formés, des pustuleux, galeux… Des oubliés et des vaincus ! Je suis l’affranchie et l’exilée, l’apatride, la déchue. Mon pays à moi c’est celui des êtres ignorés, des poux et de la vermine. Vous ne me faites pas peur…  »

Créon :  » La chair souffre… ou jouit, je ne veux pas souffrir. Je souhaite la paix et le bonheur du plus grand nombre. Je veux une ville nouvelle, régie par la loi et non par l’archaïsme des pulsions. Je veux que nous progressions au lieu de stagner dans les eaux boueuses de notre naissance, dans la fange et les viscères de notre accouchement…

Le texte d’Axel Cornil (25 ans) épouse toutes les formes de rage adolescente ou adulte contre les pouvoirs en place. Avec une étonnante maturité, il ouvre le débat en laissant la réponse ouverte :

 » C’est une tragédie car personne n’a raison et tous sont des monstres. Je voulais interroger l’essoufflement de notre monde occidental. Aucun des protagonistes n’est réaliste, ils incarnent bien plus qu’eux-mêmes. On ne peut avoir d’empathie pour aucun d’eux. Ils agissent comme répulsifs. Je voulais que ces rôles puissent exercer une sorte de fascination. Si une société devait épouser un des points de vue, elle deviendrait de toute façon fasciste. L’intérêt de la tragédie, c’est qu’elle met en scène des tensions fondamentales. Et qu’après la représentation on puisse en discuter tous ensemble. « 

La parole aux jeunes Africains.

Virgile M’Fouilou et Jérémie Zagba dans Crever d'Amour

Virgile M’Fouilou et Jérémie Zagba dans Crever d’Amour – © Emilie Lauwers

Frédéric Dussenne, par le hasard d’un stage de prof au Burkina Faso, a l’idée de travailler avec de jeunes Africains sur ce mythe éternel. Il passe commande à Alex Cornil, ancien élève au Conservatoire de Mons, d’un texte à leur mettre en bouche, inspiré, en partie, de la révolte des jeunes à Ouagadougou.

En 2011, 2014 et … à la mi-septembre 2015, de jeunes Burkinabés se sont mobilisés contre la brutalité, la corruption et la volonté de Blaise Campaore de se maintenir au pouvoir…puis d’y revenir par un coup d’Etat militaire.

Guerre civile pour guerre civile, aujourd’hui ou jadis, dans Crever d’amour, deux personnages secondaires drôles, désespérés et paumés incarnent ces jeunes largués, qui ramassent les morts dans la ville et sont condamnés à s’engager dans l’armée pour la prochaine guerre civile. Venus d’Ouagadougou les deux jeunes acteurs qui les incarnent précipitent le rythme, rendant difficile la compréhension de leur rôle. Mais ils ont une incontestable présence scénique.

Trois des quatre rôles principaux (Antigone, Créon, Hémon) sont tenus par de jeunes acteurs africains de nationalité belge ou française dont l’élocution est plus fluide. On retrouve avec plaisir Consolate Sipérius, en Antigone, nominée jeune espoir 2014, dont Frédéric Dussenne approfondit le talent et l’intériorité, expressive dans le silence, la véhémence ou la rage sacrée. Ou Virgile M’Fouilou, découvert au Claude Volter (Mémoire de papillon) qui incarne un Créon froid, cynique et maîtrisé, très convaincant. La seule actrice … »blanche de peau », Salomé Crickx (22 ans), se donne à fond dans le rôle d’Ismène, incarnation de la sensualité provocante, face à son « androgyne » de sœur, folle de sa mission sacrée. Splendide premier rôle. Enfin Jérémie Zagba, Hémon, partagé entre les deux sœurs, semble un peu flottant.

Une mise en scène chorégraphiée.

Le choeur (photo de répétition)

Le choeur (photo de répétition) – © Gilles Van Frankignoul

Frédéric Dussenne confirme sa solide maîtrise de la direction d’acteurs, entre autres, hormis des ponctuations qui écrasent parfois le texte. S’engageant en terrain inconnu- c’est son premier contact avec l’Afrique- il réussit son pari risqué, là où Roland Mahauden (Théâtre de Poche) et Olivier Blin ( » Charge du Rhinocéros« ) ont plus d’expérience. Il évite, comme d’habitude, le réalisme préférant une scéno dépouillée qui laisse la place au texte. Avec une belle trouvaille, visuelle et rythmique : le chœur, incarné par des jeunes appartenant à la communauté africaine de Belgique, est joliment chorégraphié par le burkinabé Serge Aimé Coulibaly. Leur commentaire muet et mimé de l’action ajoute au texte vigoureux d’Axel Cornil une émotion physique, sensible et une touche d’authenticité africaine.

Crever d’Amour, d’Axel Cornil, au Rideau de Bruxelles jusqu’au 31 octobre

Texte co-édité par Lansman éditeur et rideau de Bruxelles. (Si je crève, ce sera d’amour)

Christian Jade (RTBF.be)

 

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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