Avignon 2018/ Danse. Sasha Waltz (« Kreatur ») et François Chaignaud (« Romances inciertos »). Un grand enfer, un petit paradis, deux grands bonheurs.
Difficile de comparer la troupe de la grande dame percutante, Sasha Waltz (et ses moyens immenses) et le soliste François Chaignaud plongé dans l’Espagne profonde, archaïque et moderne. A part que, chacun(e) dans leur genre, ils/elles ont un » monde » et le communiquent avec force et précision.
« Kreatur » de Sasha Waltz. Une dynamique visionnaire. ****
Découverte en Avignon, en 1999, quand elle devenait avec Thomas Ostermeir la jeune co-directrice de la Schaubühne, elle nous avait frappé par son humour…politique et sa géométrie dans l’espace dans « Zweiland », chorégraphiant…la réunification allemande. Un peu perdue de vue comme « chorégraphe pure » en raison de son engagement dans divers opéras (surtout baroques) on la redécouvre avec fascination dans « Kreatur ». Le point de départ ce sont les locaux de la Stasi, l’ex-police politique d’Allemagne de l’Est, visitée avec son groupe de danseurs. Enfermement, solitude, torture, exil, rapport de force quasi bestial, on peut tout fantasmer à partir de ce symbole d’une toute puissance malveillante. L’individu y devient soumis, veule, perdu et le groupe abuse de sa puissance. Voilà pour la thématique, cruelle, qui laisse néanmoins passer un rayon d’humour comme cet hommage à Gainsbourg et son tube « Je t’aime moi non plus ».
Esthétiquement, ce qui frappe d’abord c’est l’utilisation de costumes métalliques d’Iris Van Herpen qui permettent la transparence et le reflet des corps multipliant les perspectives jusqu’au vertige. Déployés dans l’espace ils rythment les élans du groupe à la sauvagerie très contrôlée. Inoubliable cet enfermement des corps dans ces costumes gris/noir où seul le corps apporte, par transparence, un peu de couleur chair. Inoubliable aussi cette musique du « Soundtrack collective » qui permet cette sauvagerie collective qui, pour être stylisée n’en est pas moins effrayante. Remarquable aussi les lumières d’Urs Schönebaum qui font éclater l’ensemble dans une lumière rayonnante alors que le sujet est plutôt crépusculaire fait de violence et d’oppression…au grand jour. Au total une toute grande « reprise chorégraphique » de Sasha Waltz, intense, violente, simplement belle et forte.
« Kreatur » de Sacha Waltz, vu à Avignon, reprise à Paris La Villette du 17 au 20 avril 2019.
François Chaignaud et Nino Laisné. Le féminin du masculin en version espagnole. Raffiné ***
ROMANCES INCIERTOS UN AUTRE ORLANDO – © Christophe Raynaud de Lage – Christophe Raynaud de Lage / Han
Voilà manifestement une proposition de danse entrant dans le cadre du programme sur le genre voulu par Olivier Py. Mais la danse se prête-t-elle davantage que le théâtre au « mélange des » genres » en particulier ici sur le thème de l’androgyne ? La preuve par cet « Orlando », avec l’effet du lieu, le Cloître des Célestins, déjà expérimenté par Anne Teresa De Keersmaecker dans son célèbre « En atendant » (2010) baigné de musique médiévale (ars subtilior) et qui se terminait au crépuscule. Un lieu magique pour la danse (moins pour le théâtre), ce cloître dominé par deux arbres immenses et qui semble fait pour accueillir cette « Doncella guerrera », une jeune fille partie à la guerre sous les traits d’un homme, qui rappelle « L’Orlando furioso » de l’Arioste, repris dans les « madrigaux guerriers » de Monteverdi. Mais l’Orlando évoqué ici est celui de Virginia Woolf qui traverse les siècles sous un double identité de genre. Après la « doncella » médiévale, le chapitre II nous emmène dans le monde de Lorca avec l’archange San Miguel monté sur échasses, un exercice de virtuosité spectaculaire, dans une robe rose lamée somptueuse. Le troisième épisode nous emmène dans le monde populaire de la Tarara, une gitane mystique et androgyne. François Chaignaud, danseur et chanteur peut, à l’envi, féminiser ou viriliser sa voix. Le charme visuel de la danse s’accroît de la présence de 4 musiciens avec instruments anciens menés par le musicologue Nino Laisné, en complicité totale avec le danseur. Au total un exercice » savant » (un petit livret nous donne les clefs de leur recherches impressionnantes sur l’Espagne et ses traditions) totalement accessible, brodant un spectacle réussi sur des thèmes populaires où Lorca, Virginia Woolf et le flamenco cohabitent dans la bonne humeur.
» omances inciertos, un autre Orlando de François Chaignaud et Nino Laisné. Vu à Avignon.
Visible à Charleroi Danses les 10 et 11 octobre.
Christian Jade (RTBF.be)
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