Aix-en-Provence 2017. ‘The Rake’s Progress’ (Stravinski), un kaléidoscope follement dynamique, signé Simon McBurney.
En 1913, Stravinski déchirait le siècle avec un ‘Sacre du Printemps’ iconoclaste, scandaleux, porteur d’avenir. En 1951 son ‘Rake’s Progress’ (La carrière d’un libertin) conclut sa période classique, ‘passéiste’, par un hommage à Mozart (Don Giovanni) et au XVIII è siècle libertin mais aussi à Tchaïkovski (La Dame de Pique). En s’appuyant, avec son librettiste, le poète W.H Auden, sur une série de tableaux éponymes du peintre William Hoggarth, menant le héros (Tom Rakewell) de la campagne idyllique aux vices londoniens. Et en ajoutant un ‘héros faustien’ Nick Shadow, réincarnation de Méphisto. On a là comme un résumé à la fois léger, profond, légèrement sarcastique des thèmes majeurs de l’art occidental issu des lumières.
Pour faire vivre ces scènes qui se succèdent allégrement, on aurait pu imaginer un ‘tableau d’époque’ à la ‘Barry Lyndon’ de Stanley Kubrick. Simon McBurney a choisi une palette de haute technologie pour plonger le récit dans notre époque tout en gardant, comme un fil conducteur la campagne anglaise de Hoggarth, comme un paradis idyllique qui réapparaît chaque fois que l’amour perdu, Ann Trulove revient, hors champ, hanter la scène et l’esprit de Tom, noyé dans ses expériences malheureuses.
Au départ un espace comme une feuille blanche où viendront s’inscrire et la campagne anglaise, comme décor d’un amour simple et les folies d’un Londres contemporain, lieu des débauches répétitives et baroques de Tom, orchestrés par son âme damnée Nick Shadow. Une éblouissante sarabande de corps offerts, de décors baroques pour figurer le nouveau riche, de déchirures du décor comme autant de cicatrices des folles aventures qui se concluent par la folie du héros enfermé dans un asile. Le mariage avec la femme à barbe Baba la Turque, puis une escroquerie financière qui entraîne la ruine de Tom et le tirage au sort de son destin par les cartes, enfin sa solitude finale dans un asile : autant de moments forts d’une course folle parfois interrompue par l’irruption d’Ann Trulove, l’amour pur. La partition visuelle virtuose et colorée de McBurney nous plonge dans un monde de débauche spectaculaire, de calculs cyniques sur un rythme trépidant. Mais la profusion baroque laisse subtilement la place à la réflexion de Tom, comme si tout ce grand cauchemar se déroulait à l’intérieur de sa tête. Intériorité/extériorité, supportée par la musique tour à tour élégiaque et précipitée de Stravinski développant tout le charme des arias, duos et trios et la dynamique de l’action, parfois sarcastique. La direction des chanteurs/acteurs est remarquable: ils évoluent au milieu de folles chorégraphies ou d’avalanches de chiffres sur un fond londonien contemporain creusant parfois jusqu’aux catacombes de la ville. Mais ce visuel riche, utilisant tout ce que la technologie moderne permet d’effets spéciaux n’écrase jamais les chanteurs au charme fou : le ténor Paul Appelby, Tom, résiste, vocalement, à toutes ses épreuves ; Kyle Ketelsen (Nick), sous des apparences de petit homme d’affaires effacé déploie une impressionnante palette sonore de baryton basse. Julia Bullock (Ann Trulove) est une délicieuse incarnation de la pureté alors que le contre-ténor Andrew Watts s’acquitte avec truculence du rôle ingrat de Baba la Turque. L’orchestre de Paris sous la direction du Suédois Eivin Gullberg Jensen, remplaçant Daniel Hardong blessé est égal à lui-même, portant cette belle partition à son juste éclat.
Au total un festin de Roi où McBurney rend vivante cette réflexion subtile de Stravinski sur les déviances du sexe, du fric et du pouvoir illusoire, diables cachés en nous. Avec l’élégance musicale d’un XVIIIe siècle ressuscité et si contemporain.
The rakes progress de Stravinski, m.e.s Simon McBurney à Aix-en-Provence jusqu’au 18 juillet ;
Et en direct sur Arte concert le 11juillet
Christian Jade (RTBF.be)
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