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Aix-en-Provence 2023. « Wozzeck » d’Alban Berg. Les deux Simon, McBurney & Rattle, nous emmènent au paradis.*****

Pour explorer l’enfer décrit dans le Wozzeck de Berg il y a deux voix royales : soit on part de la révolution atonale de la partition et de l’expressionisme pictural des années 1920, soit on remonte au romantisme originel du Wozzeck inachevé de Büchner et à l’influence, reconnue, de Mahler sur Berg. Cette dernière option est manifestement à l’œuvre dans le spectacle transcendant proposé par Simon McBurney et Simon Rattle, l’événement incontestable de cette 75è édition du Festival d’Aix-en-Provence.

Longtemps je n’ai eu en tête que la version proposée en 1981 à la Monnaie de Bruxelles par Gérard Mortier tout juste arrivé pour sa première « révolution » avant le Festival de Salzburg et l’Opéra de Paris.  Le metteur en scène allemand Hans Neugebauer et son scénographe Achim Arnim nous plongeaient dans un univers dévoré par une angoissante blancheur, avec une perspective de rue se rétrécissant à l’infini donnant l’impression d’un gouffre social et existentiel sans fond, d’un univers bloqué. Les têtes rouges du capitaine et verte du docteur hurlant sur le malheureux Wozzeck achevaient de nous mettre dans l’univers caricatural du peintre George Grosz. Que de souvenirs ! L’interprétation musicale du jeune Sylvain Cambreling, issu de l’Ensemble intercontemporain de Pierre Boulez, accentuait les contrastes, les dissonances et l’atonalité de la partition. Le Wozzeck de Franz Grundheber et la Marie d’Anja Silva, la Callas allemande de l’époque, imposaient une présence inoubliable. Un des mes nombreux « chocs » artistiques dû à une incroyable cohérence de la musique et de la scénographie.

Quelques décennies et quelques Wozzeck plus tard, même choc et même cohérence, dans une tout autre perspective pour ce Wozzeck mis en scène par McBurney, sous la direction musicale de Simon Rattle et le London Symphony Orchestra.

Depuis la Flûte Enchantée (2014) et The Rake’s Progress (2017), le metteur en scène Simon McBurney – auteur, réalisateur, acteur par ailleurs – trouve à l’intérieur de chaque opéra une cohérence interne et un principe de narration qui clarifie et intensifie le récit. Ici Wozzeck, pauvre soldat un peu simplet, bafoué par un capitaine qui se moque de lui, de sa compagne infidèle, Marie et de son bâtard de fils. Wozzeck qui sert aussi de cobaye à un médecin qui l’exploite avec cynisme. A cela s’ajoute un tambour major qui lui pique sa compagne, Marie qui nie puis reconnaît « sa faute » mais la pulsion de mort l’emporte. Wozzeck la tue puis se suicide sans un mot d’explication. Tout le malheur du monde pour un soldat ordinaire…

McBurney met Wozzeck, ce marginal solitaire, incompris, bafoué, rejeté par les pouvoirs dominants et incapable d’amour, au centre de l’espace, sur un tapis rond tournant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme s’il remontait le courant de sa triste vie. Wozzeck ne quittera jamais le plateau, même hors champ, devenant le narrateur implicite de ce rituel d’humiliation et de mort. Ce « perpetuum mobile » au sol facilite le défilé dynamique des 15 tableaux de 3 à 5 minutes, 1 h40 au total, une concision rare.

L’autre centre narratif est minuscule : une porte flottante, facilement escamotable. Elle peut figurer aussi bien la maison de Marie et de leur petit bâtard qu’un espace intérieur où Wozzeck erre à l’intérieur de ses contradictions et pulsions de vie et de mort. 

Au centre, le baryton Christian Gerhaher (Wozzeck) entouré de l’Estonian Philharmonic Chamber Choir. (c) Monika Rittershaus

Un espace de jeu idéal, une interprétation raffinée.

Question couleurs, pas de blanc expressionniste envahissant dans cette scénographie mais le gris sombre de la déprime qui envahit ciel, terre, façades, uniformes et étang du meurtre. En contraste le blanc éclatant des agresseurs, capitaine ou médecin et le rouge de la robe de Marie et du ciel (lors de son meurtre). Multicolores, enfin, comme la vie, deux moments incroyablement bien chorégraphiés par Leah Hausman pour les scènes d’auberge mi-sombres, mi-festives. De quoi mettre en valeur les remarquables chœur de l’Estonian Philharmonic Chamber Choir et le choeur d’enfants de la Maîtrise des Bouches-du Rhône.

Enfin des vidéos enveloppantes en noir et blanc, signées Will Duke renforcent la cohérence du tout, permettant à la fois de projeter le monde extérieur et de vivre intensément les transitions musicales de l’excellent London Symphony Orchestra. Le chef d’orchestre Simon Rattle oriente en douceur les musiciens vers un post romantisme mahlérien sans trahir Berg qui pratiquait l’atonalité sans esprit de chapelle strict.

Tout est lié dans cette mise en scène. L’espace de liberté et de beauté laissé par McBurney aux chanteurs-comédiens porte les individus interprètes au sommet de leur pouvoir expressif. Le baryton allemand Christian Gerhaher en Wozzeck est inoubliable. Son omniprésence d’acteur/chanteur habitant chaque mot, chaque note de l’intérieur transporte le rôle à une hauteur d’émotion rarement vécue. La soprano suédoise Malin Byström, coquette ou repentante, mère ou amante est toujours juste. Le ténor belge Thomas Bondelle, tambour major profiteur, le ténor anglais Peter Hoare, capitaine braillard et la basse anglaise Brindley Sherratt, médecin ambitieux et cynique sont tous remarquables dans cette ronde infernale menée tambour battant. Ils ont d’autant plus de mérite que, comme le souligne Simon Rattle, Alban Berg « a écrit pour un type de chanteur idéal qui n’existe pas…et que les interprètes (vont) devoir créer leur propre version du rôle ». Défi réussi avec brio. Quant aux fameux « interludes » orchestraux entre les épisodes, Simon Rattle est clair : « Il faut les jouer comme s’ils étaient des symphonies de Mahler en miniature, des sortes de bonzaïs mahlériens ». En effet, élégance et précision étaient au rendez-vous.

Au total j’ai rarement vu à la sortie d’une salle d’opéra une œuvre réputée difficile accueillie avec une telle unanimité heureuse.

Christian Jade au Festival d’Aix-en-Provence 2023

Wozzeck d’Alban Berg, mise en scène de Simon McBurney, direction musicale de Simon Rattle

Au Grand Théâtre de Provence jusqu’au 21juillet. www.festival-aix.com.

En léger différé sur Arte TV le 13 juillet puis sur Arte Concert. www.arte.tv

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