• Théâtre  • « Scènes de la vie conjugale ». Myriam Saduis met Ingmar Bergman sens dessus dessous. Cruel, drôle, tonique. ****

« Scènes de la vie conjugale ». Myriam Saduis met Ingmar Bergman sens dessus dessous. Cruel, drôle, tonique. ****

Plusieurs générations de cinéphiles ont été bercées par la petite musique d’Ingmar Bergman, ses contes cruels en noir et blanc, son incroyable connaissance des rapports ambigus entre hommes et femmes, la mise en valeur du génie de ses actrices. Quand il est passé à la couleur et donc à davantage de réalisme, il a creusé jusqu’à l’obsession le thème du couple et de ses rapports de force, notamment dans une immense série de 5 heures « Scènes de la vie conjugale » (1973), un classique du genre mais où l’homme a l’initiative de casser la mécanique infernale du couple moribond.  Vous avez dit paternalisme ?

En 2020 Hagai Levi reprend le feuilleton mais inverse les rôles : même schéma mais c’est la femme qui prend l’initiative de quitter le foyer et de prendre sa liberté, ce qui n’enlève rien aux tourments réciproques et à la culpabilité généralisée.

La première mise en scène de Myriam Saduis « Affaire d’âme » adaptait au théâtre un court métrage inédit de Bergman (Prix de la critique 2008, en catégorie « découverte »). Elle revient donc à une de ses sources mais avec une difficulté supplémentaire : prendre dans deux énormes feuilletons, l’essentiel de l’intrigue et montrer l’évolution entre l’ancien, Bergman et le nouveau, Levi sur le thème majeur du féminisme. 

L’efficacité théâtrale de Myriam Saduis est d’avoir repéré trois scènes majeures, qui disent tout sur le couple, ses ambigüités, la tentation et la difficulté de la séparation, en une épure magistrale d’une heure 20. 

En ouverture Mme Jacobi vient trouver ses avocats pour un divorce sans raison juridiques : 

Mon mari est quelqu’un de très bien. Je n’ai aucun reproche à lui faire. Mais il n’y a pas d’amour entre nous. Il n’y en a jamais eu… Je préfère(la) solitude à un mariage sans amour.

Donc Viva la Libertad ! On verra la même actrice, l’excellente Laure Valentinelli joliment chorégraphiée brandir l’étendard de la liberté entre deux scènes, avec en toile de fond sonore un extrait de « Cosi fan Tutte » de Mozart. Alors qu’un bel album familial signé Marie-Françoise Plissart rythme visuellement l’action de beaux gros plans. Texte, musique visuel, belle concordance. 

Mais le coup de génie de la mise en scène est de faire jouer le beau texte de Bergman une première fois par un Johan dominant et une Marianne dominée et une seconde fois par une « Johanna » dominante et un « Marin » dominé. On entend donc, à quelques minutes de distance, Johanna déclarer comme Johan, qu’elle a décidé de quitter le foyer en ces termes :

Je sais exactement à quoi tu penses : que vont dire nos parents ? Et ma sœur, et nos amis ? Qu’est-ce qu’on va raconter ? Et comment cela va-t-il se passer pour les filles et que diront les parents de leurs amies ? Je m’en fous, tu m’entends, je m’en fous. J’ai l’intention de ne penser qu’à ma gueule, ça me fera du bien.

Le contraste des genres usant du même langage oblige à la réflexion.

Et quand Johanna discute de pension alimentaire et laisse la garde des enfants à Marin, sans état d’âme, ni sensibilité particulière oui on comprend, sans jugement ni didactisme que les temps ont changé, ok ? L’égalité est concrète.

Une mise en scène subtile. Une performance d’acteurs

© Marie-Françoise Plissart

La dernière scène met les deux couples « jumeaux » dans le même espace au moment du divorce. Parfois ils reprennent les mêmes répliques, parfois ils disent chacun le texte de Bergman dans sa continuité sans répétition, puisque la logique des reproches, des accusations, des regrets ou des élans de retour est la même pour les deux couples.

J’ai rarement vu en si peu de temps une analyse aussi féroce du couple et du système impossible qui l’enferme (fidélité, obligations parentales, surveillance familiale et sociale) vu de deux points de vue genrés, féminin et masculin, sans l’ombre d’une démonstration didactique. L ’évidence de l’égalité dans le malheur du carcan conjugal  est prouvée en toute légèreté, sans insistance, avec humour même. Un beau défi magistralement relevé par Myriam Saduis.

Un texte rythmé par cinq étonnants jeunes interprètes pour la plupart des étudiants à l’ESACT de Liège, qui sortent du naturalisme instinctif de ce texte réaliste et se plient parfaitement à sa perpétuelle déconstruction/reconstruction. Un bel esprit de groupe et une fine approche personnelle animent Laure Valentinelli, Nicolas Arancibia, Marion Eudes, Mathilde Marsan et Yoann Zimmer. Une performance virtuose qui nous offre un texte classique de Bergman adapté subtilement à notre époque par Myriam Saduis.

« Scènes de la vie conjugale » d’Ingmar Bergman, mise en scène de Myriam Saduis 

Au Théâtre Océan Nord jusqu’au 23 septembre 

Puis au Centre culturel de Tournai. le 7 février

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