La Biennale 2017 de Charleroi-Danses : la nouvelle donne de Donna Anna (Bozzini).
La patronne de Charleroi-Danses, Annie Bozzini est une femme de tête : cette Française aux idées claires a une analyse sèche du passé et un projet d’avenir simple et cohérent (voir interview ci-dessous). Elle veut reconquérir le public de Charleroi par une programmation plus populaire et actuelle et maintenir une implantation forte dans le lieu bruxellois d’origine : la Raffinerie. Avec deux artistes ‘bruxelloises’, Ayelen Parolin et Louise Vanneste, pas ‘associées’ à la programmation, mais dotées d’un confort de production et invitées à séduire le public carolo. Avec une programmation internationale branchée, entre autres, sur l’Afrique et une tendresse pour une chorégraphe chinoise inconnue en Belgique, Wen Hui à voir demain, 3 octobre, à la Raffinerie de Molenbeek. Un spectacle qui nous renvoie à la question : c’est quoi une danse » populaire » ?Annie Bozzini
» Sans hésiter, je vous recommande » Red » de l’artiste chinoise très peu connue chez vous, Wen Hui. Elle travaille sur la mémoire de son peuple, ici les ballets que la femme de Mao organisait au service de la Révolution culturelle de 1966. » Red « , c’est l’histoire d’une pauvre fille qui se bat pour garder son terrain face au méchant capitaliste, avec un mélange de danse classique et de propagande guerrière..Vous allez me dire : savante ou populaire, cette danse ? Aujourd’hui ça parait savant même si à l’époque ça se voulait’ populaire pour convaincre les masses de l’intérêt de l’idéologie. Mais qui se souvient aujourd’hui du maoïsme et de sa révolution culturelle ?. Je ne trouve pas idiot de rappeler l’influence de l’idéologie sur les arts, la danse en particulier. Ici c’est une femme qui s’y intéresse, sous forme d’un documentaire savant, mais qui reste de la danse, et c’est cela qui m’intéresse. Mettre la danse au centre, c’est mon projet, plutôt que la mode multidisciplinaire actuelle pour laquelle je suis très réservée. Je vais donc éviter des projets trop multidisciplinaires car la danse y a beaucoup perdu. «
3 spectacles d’ouverture et des suites intéressantes.
Marlène Monteiro Freitas et Andreas Merck dans – © Laurent Paillier
L’ouverture de Charleroi-Danses (qui se poursuit jusqu’au 14 octobre) a valeur de symbole par rapport aux nouvelles ambitions d’Annie Bozzini.
A Charleroi un spectacle jeune et populaire de qualité, Ta Da Bone ( » jusquà l’os « ) du collectif français La Horde inspiré du jumpstyle des années 90.Des jeunes confinés dans leur chambre et travaillant d’arrache pied a des performances spectaculaires finissent par former une communauté potentielle d’autodidactes solidaires. Arthur, Marine et Jonathan (le trio de La Horde), organisent alors un casting international, de la France à l’Ukraine et au Canada et répètent 15 jours à Charleroi au contact de la ville. Leur énergie spectaculaire a conquis le public et suscité l’immense respect de la critique, même si le scénario, dans la deuxième partie, perdait un peu du tonus initial.
Louise Vanneste (lauréate des Prix de la Critique 2013 pour Black Milk) ses Thérians, par contre nous ont laissé perplexe : trop d’ambitions dont la synthèse ne vient jamais pour une raison simple : ce spectacle volontairement sous-éclairé nous plonge pendant 1H dans la devinette perpétuelle : les corps, un homme puis une femme, sont sous-ex donc visibles mais on devine des bras qui s’agitent devant un écran blanc. On voit se construire progressivement une forme qui ressemble à des murs de prison, en fait une base sous-marine .Dans les intentions il est question de science fiction non-narrative, de parades d’oiseaux censés nous plonger dans l’animalité de l’humain sans oublier le masculin féminin du ‘Orlando’ de Virginia Woolf.
Au total un goût de trop peu qui ne peut conquérir ni Charleroi ni Bruxelles.
Par contre quel bonheur de retrouver la superbe Cap Verdienne Marlène Monteiro Freitas et son complice Andreas Mark dans un Jaguar sans jaguar autre qu’une folle énergie et une générosité inouïe. Là on a, sans effort conceptuel, une synthèse instinctive et très pensée entre l’animal et l’humain, le masque et la chair, le sexe et la pensée, la marionnette et le corps, la couleur et le noir et blanc, les rapports entre Stravinski et le mouvement pictural Blaue Reiter. La synthèse est là et le public populaire et savant puise la couche de ‘sens’ et d’imaginaire qui lui convient.
La suite du programme : le flamenco revisité par une femme Rocio Molina, la street dance d’Amala Dianor, les raffinements de Malika Djardi, Ayelen Parolin ou Nacera Belaza valent le déplacement. Tout comme les clins d’œil au répertoire : 3 solos de Lucinda Childs (1979), revisités par sa nièce Ruth ou The Second Detail de William Forsythe, repris par le Ballet de l’Opéra de Lyon.
Renseignements : http://www.charleroi-danse.be/
Interview d’Annie Bozzini(AB) par Christian Jade (CJ).
Annie Bozzini, directrice de Charleroi Danses – © Johanna de Tessières
CJ : À nouvelle directrice, nouvelle philosophie. Qu’est ce que vous changez fondamentalement ? Il n’y a plus d’artistes associés, vous décidez de tout ? Quelle est cette nouvelle pratique ?
AB : Charleroi-Danses, c’est une équipe dont certains membres ont plus d’expérience que moi, notamment pour la danse belge. J’ai étudié l’histoire de Charleroi Danses un long moment avant d’entrer dans cette aventure. Je veux le meilleur pour le développement de cette structure et la considération qu’on doit au public tout en faisant avancer la qualité des spectacles.
être savoureux
CJ : Française, avec une grande expérience internationale, vous débarquez en Belgique à un moment où une équipe venue des années 70 s’en va. Comment organisez-vous un renouvellement des chorégraphes belges ?
AB : Je fais un pari sur l’avenir mais je n’exclus aucun de ceux qui ont encore des choses à dire. Louise Vanneste (dans la trentaine) et Ayelen Parolin (dans la quarantaine) ne sont plus ‘artistes associées’ et ne prennent donc aucune part à mes décisions de programmation mais elles sont à un point de leur carrière où elles ont besoin d’être soutenues : c’est ma responsabilité. Matériellement elles reçoivent 50 000 euros par an, garantis pendant trois ans, pour leurs productions sans obligation de créer chaque année. Elles ont un statut privilégié pour l’organisation matérielle de leur travail (studios, bureaux, etc) et donc une forme de sécurité qui préserve leur indépendance vis-à-vis de la structure et leur besoin de liberté et de respiration pour créer.
Pour la programmation de cette Biennale mais aussi de toute la saison, Annie Bozzini a un faible pour les thèmes féministes, engagés, l’Afrique, la préservation du répertoire de la danse contemporaine. Avec une interrogation fondamentale sur les racines populaires de la danse contemporaine,l’histoire de la danse et l’Histoire tout court. Un spectacle
CJ : Avez-vous un mot à dire sur leurs projets ?
AB : Elles connaissent davantage Bruxelles que Charleroi et je dois donc leur faire prendre conscience de l’histoire et des réalités de Charleroi, une source d’inspiration qu’elles ignoraient complètement. Il faut aussi leur faire rencontrer le public de Charleroi pour leur donner l’occasion de s’expliquer. Quant à leur création proprement dite et à leurs distributions, on en discute évidemment, c’est un de mes rôles, mais cela doit rester très fluide : je leur donne du répondant et des moyens mais je ne suis pas leur » tutrice « . Je fais venir des programmateurs, mais c’est à elles de défendre leur travail.
CJ : Charleroi Danses a aussi un lieu à Bruxelles, la Raffinerie. Comment allez-vous répartir les rôles entre les deux ?
AB : On ne programme évidemment pas la même chose sur les deux lieux. Bruxelles est une grande capitale et la Raffinerie est un lieu très identifié qui appartient à l’histoire culturelle de la ville. On peut y présenter des choses plus pointues. A Charleroi la relation de confiance est à instaurer, il faut susciter l’appétit de danse du public et lui donner l’envie de revenir nous voir puisque les dernières années ont été moins riches. Donc on ne fait pas la même chose dans les deux lieux : à Bruxelles, on a un public qui se croit éclairé et à Charleroi nous avons à le guider et à le reconquérir.
CJ : Ca veut-il dire que vous allez proposer des formes plus » populaires » ?
AB : On ne connaît plus très bien le sens de ce mot » populaire « . L’argent public sert à la création, pas à l’organisation de bals populaires ou de rondes de sardanes .En revanche, inscrire ces danses-là dans un grand processus de création et considérer qu’elles rendent l’art contemporain plus vivant, cela fait partie de ma mission. Ainsi dans cette biennale, Rocio Molina revisite une danse populaire, le flamenco en donnant une couleur féminine à cette danse de macho, où la répartition des rôles sur le plateau est plutôt sexiste. Rocio Molina le remet en question en donnant le pouvoir aux femmes. Donc je veux orienter Charleroi-Danses vers la prise en considération des sources populaires et de l’histoire de la danse sans oublier ce qui se passe sur internet comme le montre le groupe La Horde qui ouvre notre Biennale.
CJ : On a parlé de Bruxelles, de Charleroi, et la Flandre ? Elle entre dans votre jeu ou pas ? Quels sont vos centres d’intérêt ?
AB : Chaque année il y aura des artistes flamands invités. Anne Teresa De Keersmaeker, Jan Fabre, et cette saison Koen Agustijnen, les artistes flamands m’ont toujours intéressée, comme tous les artistes de valeur internationale. C’est une de mes antennes, mais l’Afrique en est une autre : jamais je n’ai conçu une programmation sans au moins un artiste africain, c’est une primauté pour moi. L’Afrique est un des berceaux de la danse, les artistes africains se débattent dans des situations économiquement très dures, et donc il faut les aider.
Je tiens aussi à rappeler quelques grands maiîtres de l’histoire de la danse comme, dans cette biennale, William Forsythe ou Lucinda Childs. Il est très important que le public prenne conscience de l’histoire des sommets de la danse contemporaine et ait accès à des pièces de référence.
Biennale Charleroi-Danses aux Ecuries (Charleroi) et à la Raffinerie (Bruxelles).
Jusqu’au 14 octobre.
Renseignements : http://www.charleroi-danse.be/
Christian Jade (RTBF.be)
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