» Les Bas-fonds » (Gorki/Ruëll). Le nez dans le cambouis social, les pauvres, ces invisibles honteux. ***
Au départ il y a un texte pré-révolutionnaire de Maxime Gorki, le futur chantre de la Révolution soviétique. Une exploration des « bas-fonds » russes au temps des tsars, au début du XXè siècle. Avec une intrigue à la Victor Hugo ménageant des éclaircies d’optimisme dans le sombre paysage. Raven Ruëll et son dramaturge Tom Dupont ne font pas mystère de leur point de vue. Gorki n’est qu’un point de départ et la vraie matière c’est leur plongée dans les asiles de nuit du Samusocial et de quelques organisations caritatives équivalentes. Et chez eux, pas de concession : le noir domine, sans éclaircie, pendant 2 heures.
La fresque humaine qu’ils en tirent est une baffe à notre indifférence et un pamphlet virulent. Le portrait à charge est parfois excessif, mais il a le mérite de faire exister ces invisibles et de poser les vraies questions.
» Dans la rue, dit Raven Ruëll, on trouve toujours plus de jeunes, de femmes, de familles, de réfugiés…Parmi eux il y a aussi des gens avec de gros soucis psychiques. Il y a une pauvreté insidieuse, moins visible qu’auparavant mais qui ne cesse d’augmenter « .
Son dramaturge Tom Dupont a donc travaillé un an comme bénévole dans un asile de nuit où il a pu recueillir les témoignages qu’il met dans la bouche et le corps de ses acteurs. Et ceux-ci ont passé des heures au contact de ces paumés pour vivre ces souffrances de l’intérieur. Sur scène cela donne un défié de » cas » déchirants, une invasion de paumés, drogués, alcooliques, édentés, malades mentaux ou rusés profiteurs hurlant leurs douleurs ou leur rage et exhibant leur corps blessé. Des gros plans en noir et blanc sont projetés qui accentuent la rudesse des situations, servies crues, brutes de décoffrage. Avec des acteurs et actrices francophones qui ont acquis, au contact de leurs collègues néerlandophones cet ultra-réalisme » à la flamande » où le texte n’est pas simplement dit ou projeté mais passe par un corps en ébullition émotive. Le dynamisme de l’ensemble, le rythme et la chorégraphie des interventions nous plongent dans un halètement perpétuel qui fatigue un peu au bout de deux heures. Mais la violence verbale ou visuelle que subit le public n’est qu’un faible reflet de la violence quotidienne observée dans ces asiles de fortune. Il y a comme une symphonie de l’excès qui ne s’apaise qu’au final, par un nocturne de Chopin interprété live, avec un énorme talent par une actrice flamande, Valentina Toth qui est aussi élève au Conservatoire. Même s’il est injuste de citer des individus dans une œuvre essentiellement chorale et collective on est tombé sous le » charme » opposé de Jos Verbist, un vieux de la vieille, véritable bombe expressive qui explose la scène à chaque apparition et Sophie Warnant en victime consentante de son malheur
Au total, un tableau saisissant, dynamique, rugissant des victimes du système que nous ne voulons pas voir.
Les Bas-fonds/Nachtasiel, de Maxime Gorki/Raven Ruëll, au Théâtre National jusqu’au 25 novembre.
Christian Jade (RTBF.be)
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