« Miss Else », entre désirs ados et manipulations adultes, Epona Guillaume, remarquable de justesse
D’Arthur Schnitzler, ce Viennois contemporain de Freud, au monde très parallèle au père de la psychanalyse, on ne connaît pratiquement qu’une œuvre théâtrale dans le monde francophone, « La Ronde » (« Reigen »). Et encore, surtout grâce au remarquable opéra qu’en a tiré Philippe Boesmans.
Epona Guillaume, dans « Miss Else » au Théâtre des Martyrs © Lionel Jusseret
C’est donc une excellente initiative de Jeanne Dandoy, actrice et autrice, de transposer au théâtre, dans un contexte contemporain, une des plus fameuses nouvelles de Schnitzler « Fraulein Else » – adaptée ici en « Miss Else ».
On y voit une jeune fille de 15 ans aux prises avec les contradictions de ses désirs naissants et victime d’un milieu familial pervers, détruit et destructeur. Un père ruiné lui demande pratiquement de se prostituer via une mère complice qui lui suggère d’obtenir 30.000 euros d’un de ses riches et « vieux » amis (55 ans), pour sauver l’honneur de la famille et la vie du père. La jeune fille en vacances dans un hôtel de luxe avec une tante caricaturale et un cousin un rien pervers hésite, en proie à ses contradictions. Elle est à la fois impressionnée par le prestige d’un acteur célèbre, Axel von Dorsday et horrifiée par le deal abominable que sa mère lui suggère à coups de SMS et coup de téléphone insistants. Tentée par le suicide après l’exhibition publique de son corps, elle passe à l’acte mais survit. Chez Schnitzler, un curieux rêve éveillé suspend l’héroïne entre vie et mort : au lecteur de choisir la conclusion. Jeanne Dandoy, elle, donne la parole à la jeune victime dans un beau monologue final qui n’épargne aucun des protagonistes, pas même elle-même. Mais à la manière d’Adèle Haenel qui refuse de juger des « monstres » :
Les monstres, ça n’existe pas. Ce sont nos amis, nos pères, nos frères, et parfois un peu leurs femmes aussi. Alors… qu’est-ce qu’on fait avec tous ces gens issus du vieux monde ?
Jeanne Dandoy pose clairement ses intentions :
« Dans cette réécriture de Schnitzler à l’heure du #metoo, ce sont les questions du consentement, de l’emprise et de l’abus de pouvoir qui seront examinées de plus près ».
L’affaire Springora /Matzneff est aussi présente avec le personnage de l’acteur von Dorsday séducteur onctueux, opportuniste sexuel et collectionneur affiché.
Alexandre Trocki dans « Miss Else » au Théâtre des Martyrs © Lionel Jusseret
Nous avons assisté à une générale qui nous a permis d’apprécier, sans juger, les qualités de la mise en scène et le formidable potentiel de la jeune actrice.
A l’origine, la nouvelle est un « monologue intérieur » qui charrie donc des états d’âme complexes se prêtant à un solo poétique confus. Jeanne Dandoy clarifie et concrétise la poésie de diverses façons. Une image obsédante ouvre la pièce, la tentation du suicide dans une belle scéno rougeoyante et mystérieuse qui reviendra. La mère d’Else par téléphone ou SMS incarne cette pression continue d’une famille toxique. Et l’adulte pervers, le seul sujet « incarné », est le subtil Alexandre Trocki qui insinue sa présence par des monologues et de rares dialogues décisifs.
Mais surtout le spectacle est porté par Epona Guillaume, une jeune actrice non-professionnelle mais déjà utilisée avec subtilité depuis ses 9 ans par Anne-Cécile Van Dalem. La variété de ses accoutrements lui permet d’incarner une enfantine joueuse de tennis assez sûre de ses charmes, une adolescente tour à tour dynamique ou pensive et une séductrice exhibitionniste suggérée – jamais dénudée – télécommandée par sa mère.
Epona Guillaume projetée à 19 ans dans une aventure impressionnante, un premier rôle difficile d’adolescente ambiguë, fragile et tourmentée incarne, suggère, nuance et emporte l’adhésion.
Des impressions de générale qui devraient se confirmer pour la suite de cette belle adaptation de Schnitzler dans un contexte actuel.
À voir au Théâtre des Martyrs jusqu’au 11 octobre
Cet article est également disponible sur www.rtbf.be