« Satyagraha » (Philip Glass). Sidi Larbi Cherkaoui donne chair et vision à la non-violence de Gandhi. ***
Difficile de parler de non-violence à une époque qui nous abreuve tous les jours de violences politiques, physiques et verbales. Ce contraste n’est pas nouveau : Gandhi, le non-violent, a été assassiné par un fanatique hindou. Le Christ qui prêchait la douceur et laissait à César la responsabilité politique a été crucifié. Leurs messages sont donc actuels a contrario. Et Sidi Larbi Cherkaoui a eu raison de sortir d’un oubli (relatif) l’opéra que Phil Glassqui lui a consacré en 1978, en plein régime d’apartheid en Afrique du sud et 10 ans après la mort de Martin Luther King.
Le titre « Satyagraha » (« l’étreinte de vérité ») est religieux et renvoie à l’épopée hindoue fondatrice, le « Bhagavad Gita« , partie centrale du fameux « Mahabarata » (adapté et popularisé par Peter Brook en Avignon, en 1985). On y voit un éloge de la non-violence par Krishna raisonnant Arjuna qui, sur un champ de bataille, hésite à attaquer, par crainte de tuer des membres de sa famille dans l’autre camp. Le texte sacré en sanskrit a inspiré et le livret et la musique répétitive de Phil Glass qui se dit fasciné par la phonétique de cette langue ancienne.
Alors un opéra ou un oratorio ? Disons l’austérité apparente d’un oratorio mais qui raconte aussi en filigrane la vie de Gandhi en Afrique du Sud où les Indiens comme les noirs sont victimes de l’apartheid. C’est la vie « spirituelle » de Gandhi s’interrogeant sur l’usage de la non-violence et pas du tout un « biopic » réaliste. Le livret indique bien divers lieux d’Afrique du Sud où Gandhi a lutté entre 1896 et 1910 et chaque acte est « dédié » à un pacifiste célèbre, le romancier russe Tolstoï, le poète indien Rabindranath Tagore et le pasteur activiste américain Martin Luther King. Comme si, alors qu’on entend un texte sacré, un dialogue entre Krishna et Arjuna, on ne voyait que Gandhi (et son cercle d’amis) réincarnant tous ces avatars de la non-violence !
Compliqué ? Disons « pas simple ». Mais en 1976 déjà « Einstein on the beach » de Phil Glass à Avignon nous avait surpris puis conquis et enfin habitué à une partition musicale /performance sans « histoire » linéaire. Avec un metteur en scène génial, Bob Wilson, plus épris, depuis son œuvre fondatrice, « Le Regard du Sourd » de danse et de tableaux mouvants que de récits. Et Wilson utilisait la chorégraphe Lucinda Childs pour donner un corps à cette musique et à cette non-histoire !
Ici c’est Sidi Larbi Cherkaoui qui met en scène et chorégraphie ce jeu de dominos délicat où il faut évoquer plusieurs personnages, incarnés par une seule personne emblématique, Gandhi, en évoquer d’autres, incarner des duels, animer des luttes sur des champs de bataille, évoquer une bataille …d’idées dans un journal d’opinion, imaginer une marche non-violente victorieuse. Le tout sur une musique minimaliste, obsédante avec des chanteurs sans partition éclatante, un chœur monochrome. Et des danseurs virtuoses, ceux de sa compagnie Eastman et ceux du Ballet Vlaanderen, transcendés depuis que Sidi Larbi Cherkaoui les fait sortir de leurs « classiques ».
Une inventivité chorégraphique vibrante.
– © Rahi Rezvani
L’œuvre a été créée à Bâle, puis est passée par le Komische Opern de Berlin. Elle s’est déroulée ici avec, en partie, d’autres danseurs et chanteurs et un autre chef d’orchestre, Koen Kessels, qui ne tarit pas d’éloge et sur la partition de Glass et sur sa « traduction » chorégraphique par Sidi Larbi Cherkaoui
« J’ai relié chacun des trois actes aux éléments, le feu, l’eau, la terre, l’air…Chaque acte est un mélange très vivant de monochromes et de minimalisme. Pas un minimalisme creux mais plein : Glass vous donne un minimalisme à la manière de Rothko. Dans une couleur il y en a mille…Et le travail sur les couleurs de Sidi Larbi Cherkaoui me fascine. Ce n’est pas du théâtre conceptuel (à l’allemande) : il part toujours de la matière des couleurs …et il encourage ses danseurs à trouver leur propre langue« .
Le résultat chorégraphique est impressionnant et rend vivant, concret, sensible cette partition a priori austère. D’abord il parvient à intégrer les chanteurs aux danseurs ce qui entraîne le chœur et les solistes dans un tourbillon dynamique. Le plus spectaculaire, Gandhi, incarné par Peter Tantsits dont le corps iconique parvient à chanter dans les positions les plus folles avec une aisance stupéfiante. Mais tout au long de trois heures (dont 2 entr’actes) les longues plages instrumentales vibrent de ces corps qui racontent des histoires intérieures et des états d’âme chorégraphiés avec une élégance vibrante. Charkaoui est dans son élément, le mysticisme oriental très charnel et pas du tout austère. Du coup l’œuvre répétitive de Glass s’éclaire de l’intérieur, avec des moments de grâce et d’autres d’humour.
On finit par surmonter l’austérité du livret et par vivre de l’intérieur les combats anti-racistes et pacifiques de Gandhi et Luther King : pas d’anecdotes mais des tableaux vivants.
Au total un message politique et philosophique antiraciste fort, transmis par une musique minimaliste intense de Phil Glass et une chorégraphie transcendante de Sidi Larbi Cherkaoui.
« Satyagraha » de Philip Glass Opera Vlaanderen, Gand jusqu’au 2 décembre.
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