Sophistication d’Akram Khan et simplicité de Martin Crimp à Avignon
La Cour d’Honneur d’Avignon a vibré d’une standing-ovation (rare) pour Akram Khan, à la recherche du Diable (« Outwitting the devil »). Daniel Jeanneteau propose, lui, une adaptation des « Phéniciennes » d’Euripide par Martin Crimp. Les Atrides y sont convoqués pour rendre compte de leurs guerres de clans devant un tribunal ironique de jeunes étrangères de la banlieue parisienne. Une idée simple qui faufile habilement le mythe sanglant près de chez nous. Deux réussites.
« Outwitting the Devil » d’Akram Khan : la passion du mythe et de l’élan vital
AKRAMKAHN – © Christophe Raynaud De Lage
Akram Kahn, chorégraphe britannique originaire du Bangladesh, s’est taillé en 20 ans une réputation d’excellence en conjuguant avec force la danse classique indienne, le Katak, et les formes chorégraphiques les plus modernes.
Ami de Sidi Larbi Cherkaoui, co-directeur de l’Opéra Ballet Vlaanderen, c’est généralement dans ce lieu qu’on peut le voir et ce fut le cas, notamment fin 2018, avec son éblouissante recréation contemporaine du fameux ballet « Giselle » de Marius Petitpas. Par contre, « Outwitting the Devil » (« déjouer le diable »), coproduit par le Théâtre de Namur et le Central à La Louvière, sera visible en décembre dans ces deux lieux. Un grand bonheur en perspective.
Chez Akram Khan, une constante : la beauté formelle des échanges, du duo à toute une troupe, ou – comme ici – quatre danseurs et deux danseuses. Ils occupent la Cour d’Honneur avec la grâce de leurs corps, dans une ambiance de clair-obscur ponctuée par les inventions musicales de Vincenzo Lamagna.
Indépendamment de l’histoire évoquée, qui remonte à une civilisation disparue, celle de Sumer et de son roi mythique Gilgamesh, la force de cette chorégraphie émane de la qualité dynamique et picturale des ensembles, alternant les scènes de violence et les climats apaisés, les poursuites agressives et les arrêts sur images, l’expressivité des mains et la souplesse des corps. Littéralement fascinant.
Il y a certes un certain maniérisme dans l’ensemble mais d’ordre supérieur. Avec de grands corps allongés à la Greco, des fauves déchaînés comme les félins de Delacroix ou encore un style méditatif avec une allusion directe à « La Cène « de Léonard de Vinci et à sa version féministe contemporaine de l’Australienne Dorothea White qui fait des disciples des femmes.
Reste que le noyau central est un épisode de la vie de Gilgamesh, où le vieillard accompagné de son double, jeune, raconte la domestication/soumission d’un homme sauvage qui devient son ami. Avec aussi, en toile de fond, la destruction d’une forêt de cèdres dont les débris géométriquement alignés structurent l’espace de la Cour.
Réflexion sur la vieillesse, la mort, le pouvoir, la destruction de la nature, donc du monde actuel… Cela fait beaucoup de sujets ! Et le reproche qu’on pourrait faire à Akram Khan, c’est d’avoir éparpillé cette superbe chorégraphie dans trop de replis. Et le Diable, me direz-vous ? Tout de safran vêtu, il a la forme d’une déesse féminine sculpturale et séduisante. Mais dans la pensée d’Akram Khan, le Diable est d’abord en nous. Quant au sens général de « Outwitting the Devil », soit « déjouer le diable », la réponse est dans cette pensée du poète mystique persan Rumi qui inspire aussi Akram khan : « La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve. »
A chacun, donc, de puiser sa vérité dans ce miroir superbement éclaté en Cour d’Honneur.
« Outwitting the Devil » d’Akram Khan. En Cour d’Honneur jusqu’au 21 juillet.
Puis au Théâtre de Namur (4/7 décembre)
-au Central La Louvière (10/11 décembre)
« Le reste, vous connaissez par le cinéma »: Daniel Jeanneteau met les Atrides à nu
– © Christophe Raynaud De Lage
Curieux titre en vérité puisque, hormis une petite projection parodique sur un linge vite replié, pas un seul recours au cinéma ici. Tout repose sur l’adaptation moderne par Martin Crimp des « Phéniciennes » d’Euripide. Le Chœur représentait déjà l’intrusion d’ »étrangères » dans les affaires intérieures de la famille Atride dont l’ADN est le meurtre intra-familial.
Crimp force la note et crée un chœur de jeunes filles qui manient l’humour, le sarcasme, la critique du pouvoir en convoquant les « héros » pour souligner leurs contradictions. À cet humour britannique s’ajoute la finesse française de Daniel Jeanneteau, directeur du Théâtre de Genneviliers et longtemps collaborateur de Claude Régy. Le chœur est fait de jeunes adolescentes d’origine étrangère, des non professionnelles « encadrées », qui apportant leur apparente innocence et une bonne dose de fraîcheur dans l’ensemble. Pour tout décor, quelques vieux bancs et chaises d’école qui serviront d’armes aux tueurs familiaux, Etéocle et Polynice, les fils d’Œdipe et de sa mère Jocaste, sœur de Créon, l’éternel opportuniste.
Une mise en scène minimaliste dans un lieu nu, où la force du propos vient de la disposition intelligente des personnages dans l’espace et surtout de l’intensité de la parole, non pas hurlée mais contenue, pensée, projetée intensément. Car ce chœur agressif de jeunes femmes est aux prises avec de grands professionnels d’où émerge Dominique Reymond, une Jocaste intense vivant les contradictions de l’amour maternel, fût-il incestueux. Remarquable aussi l’Etéocle de Quentin Bouissou, aussi roublard que son oncle Créon, dont Philippe Smith traduit la malhonnêteté politicienne avec une jubilation communicative.
Bref, Jeanneteau, avec des moyens simples, rend toute sa force au théâtre de texte, souvent aux prises avec la puissance de la vidéo et du cinéma. Au théâtre seul compte le résultat, peu importe les moyens utilisés.
« Le reste vous connaissez par le cinéma » (Martin Crimp) – mise en scène de Daniel Jeanneteau.
– Avignon jusqu’au 22 juillet
– Gennevilliers (région parisienne) : du 9 janvier au 4 février 2020
– Lille (Théâtre du Nord) du 10 au 14 mars 2020
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