• Festivals  • Paris  • « Trois Sœurs » à Paris, venues de Russie, sourdes-muettes. Et ça roule ! Petit génie à découvrir : Timofeï Kouliabine.****

« Trois Sœurs » à Paris, venues de Russie, sourdes-muettes. Et ça roule ! Petit génie à découvrir : Timofeï Kouliabine.****

Tchékhov, un marqueur de génie. En moins de 2 semaines, j’ai vu double, avec le même bonheur : à Bruxelles, « trois sœurs », importées du Brésil par Christiane Jatahy, qui élimine toute la famille et focalise sur les gamines, en version théâtre puis cinéma ‘live’. Une ‘expérience’ superbe, conforme aux ‘expériences’ théâtrales du Docteur Tchékhov lui-même dans « La Mouette », par exemple.

Cette semaine à Paris un jeune Russe, Timofeï Kouliabine (33 ans) part du postulat contraire : tous les personnages, tout le texte, mais comment les faire entendre ? Les trois sœurs sont bien là avec leurs contradictions : Olga l’aînée qui materne, Macha la benjamine qui trompe son gentil mari, séduite par un militaire, Irina la cadette qui cherche à fuir à Moscou, quitte à épouser un homme qu’elle n’aime pas. Bien présent aussi André leur frère, intello déchu, dominé par une femme vulgaire Natalia et qui hypothèque la maison familiale, cause du drame final. Ou le vieux médecin, peut-être le père d’Irina ? Et toute la clique des soldats plus ou moins « prédateurs », dont le départ signe la fin des illusions. Sans oublier de délicieux personnages secondaires comme la nourrice. Au total 4 heures de jeu, 5 heures avec les entr’actes. Et pas un temps mort. Explication.

Le langage sourd-muet, un « artifice » qui rajeunit le texte de Tchékhov.

– © Victor Dmitriev

Conscient de « l’usure » de la Bible tchékhovienne, pour le spectateur russe « blasé » Kouliabine nous en donne une version à la fois paradoxale, artificielle et  « intégrale », avec le texte sous les yeux, projeté en traduction franco-anglaise et des acteurs s’exprimant en langue des signes. Alors une bonne action vis-à-vis d’une minorité, les sourds-muets, rarement pris en considération ? C’est une des dimensions chaleureuses du spectacle puisque Kouliabine a fait travailler ses acteurs un an et demi « à la table », avec 2 consultants, spécialistes du langage sourd-muet russe — il existe plusieurs langues des signes ! — pour qu’ils parlent ce langage « naturellement ». Puis il a fallu 6 mois de plus pour leur réapprendre à marcher, danser, boire du thé avec naturel en adaptant leur manière d’être à l’artifice du langage sourd-muet !

Ce travail acharné de 2 ans dépasse alors le cercle des sourds-muets pour s’adresser au grand public russe et… international : on a le charme du jeu physique et expressif « à la Russe », ni français, ni anglais, ni allemand, russe : un bonheur énorme. Astuce suprême : le texte « sacré », en Russie, s’il est projeté en russe oblige chaque spectateur, qui connaît sa « bible » par cœur, à se le murmurer pour lui-même, à devenir « acteur-interprète », muet ou murmurant, du fameux « sous-texte » tchékhovien. « Le texte de Tchékhov est devenu l’un des personnages-en fait le principal d’entre eux » affirme Kouliabine. Et même traduit, le charme opère à fond pour un public non russe, non-sourd car on a pris  l’habitude des surtitres et Kouliabine prend même soin d’adapter leur grandeur au degré de luminosité du plateau : énormes surtitres pour les nombreux « pleins-feux » qui pourraient  brouiller votre lecture, sinon plus petits mais hyper-lumineux. Jamais vu un tel professionnalisme ! Si le Texte est l’Acteur, il doit être vu tout le temps, dans le confort, par le « spectateur-acteur » comparant sa lecture intérieure à la perfection du jeu visible.

Ajoutez une scénographie géniale d’Oleg Golovko, où le plateau reproduit la totalité des chambres et lieux de séjour communs et  où les acteurs, où qu’ils soient, sont coordonnés en permanence, comme un orchestre symphonique dont chaque musicien est attentif à sa partition et à celle des autres. Avec le violon d’Andrei, le frère des trois sœurs, qui donne le « la » de cette décadence en sourdine, remplacé par une fanfare finale assourdissante, comme une marche funèbre pour clore les deuils intérieurs en cascades.

Il y a là 15 acteurs totalement investis, émouvants, drôles, qu’un metteur en scène d’une rare intelligence porte au sommet de leur talent. On sort de là bouleversé par tant de générosité vis-à-vis d’une minorité, les sourds-muets et de volonté de transmettre par des moyens modernes un patrimoine russe, donc universel.

 

Christian Jade (RTBF.be)

Informations pratiques :

« Les Trois Sœurs » de Tchékhov, mise en scène de Timofeï Kouliabine.

A l’Odéon, Théâtre de l’Europe (salle Berthier) jusqu’au 15 octobre.

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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