« Final Cut » de et par Myriam Saduis. Un solo (accompagné) au bord du gouffre. Un grand moment de théâtre. ****
La confidence émouvante et distanciée de Myriam Saduis s’inscrit dans un paysage à trois « mouvements d’identité ». Isabelle Pousseur, directrice du Théâtre Océan Nord offre une libre parole à une métisse franco-tunisienne et deux Africaines qui s’interrogent sur leurs contradictions. Final Cut est au programme du OFF du festival d’Avignon du 5 au 27 juillet, à la salle La Manufacture.
« Faire de ma rage personnelle un cri universel » s’exclame la burkinabé Edoxi Gnoula.
« Toute identité se construit en permanence » confie la Nigériane Aminata Abdoulaye Hama.
« Comment se construire avec un père musulman nié par une mère catholique, dans un contexte colonial ? » s’interroge Myriam Saduis dans « Final Cut« , qui ouvre la série.
On connaît Myriam Saduis comme metteure en scène de puzzles raffinés appuyés tantôt sur Ingmar Bergman (« Une histoire d’âme« ), Tchékhov ( « La Nostalgie de l’Avenir« d’après « La Mouette ») ou Hannah Arendt (« Amor Mundi »).
Cette fois, elle monte au front de la confidence intime, prend le risque de s’exposer, y compris comme actrice, et nous confie son équation compliquée entre un père musulman tunisien et une mère catholique italo-française. Mais c’est toute une époque, une tranche d’histoire (la fin des années 50, le début des années 60) qu’elle fait revivre avec finesse, sensibilité et rigueur. Elle a vécu de l’intérieur ce contexte raciste qui refait surface aujourd’hui dans notre monde de manière inquiétante. Et les yeux dans les yeux, avec une passion froide et déterminée, non dénuée d’un humour parfois caustique, elle nous met en garde contre ce retour du racisme : elle sait de quoi elle parle.
Au centre une mère italo-française, un vrai personnage de roman. Adolescente, elle tombe follement amoureuse d’un Tunisien, en Tunisie, sous protectorat colonial français. L’indépendance du pays la fait fuir avec ses parents en France mais dès sa majorité la jeune femme retourne en Tunisie et épouse son amoureux malgré sa famille. Une guerre franco-tunisienne à propos de Bizerte, un port stratégique, fait retourner le jeune couple en France avec, en 1961, Bébé Myriam qui naît dans l’hostilité de la famille franco-italienne. Pour des raisons toujours inexpliquées, au bout de trois ans la mère largue son époux mais surtout nie son existence aux yeux de sa fille.
Une douleur existentielle maîtrisée par l’intelligence et la présence scénique
Myriam Saduis et Pierre Verplancken dans – © Marie-Françoise Plissart
Nous voilà, au cœur du récit de Myriam Saduis : un père (re)nié, jusqu’à son nom, et une mère qui sombrera dans la folie. Beaucoup de souffrance donc pour l’enfant et l’adulte mais ici pas de règlement de comptes mais une série de constats assez terrifiants sur une mère manifestement toxique. Mais qui lui laissera tardivement, au moment de sa propre mort, une piste pour retrouver son père… mort. Myriam Saduis raconte donc simplement, cliniquement, avec une émotion contenue et pas mal d’humour le chemin d’une adolescente puis une adulte qui cherche sa vérité dans le brouillamini d’une famille traumatisée par la fin de la colonisation française en Afrique du Nord.
Le défi était multiple : rester claire en racontant l’histoire d’un couple mixte qui foire et l’histoire de l’époque qui explique cet échec, et le chemin de la guérison d’une adolescente traumatisée par cet échec. Guérison par la fuite d’abord, puis par la culture et le théâtre, enfin par une lente reconstruction par la psychanalyse. Que de pistes subtilement explorées !
En soi cette histoire est passionnante mais comment la rendre claire théâtralement ? L’écriture personnelle était déjà présente dans les trois spectacles précédents et Myriam Saduis a bénéficié ici de l’assistance à la mise en scène d’Isabelle Pousseur et de Magali Pinglaut ( et de toute une équipe) et de la présence sur scène d’un de ses acteurs « fétiches », Pierre Verplancken.
La structure est simple, un récit d’allure chronologique mais élargi à de nombreux flash-back qui peuvent prendre une forme verbale, visuelle (petits films d’actualité historique, photos de famille) ou musicale (une série de tubes d’époque de Barbara aux « Parapluies de Cherbourg »).Importante la musique chantonnée, seul espace de dialogue vrai puisque la mère y dévoile la nostalgie du père nié et la fille l’intuition de ses origines. Avec un très beau « final cut », un zoom avant dont je vous laisse la surprise.
Le récit s’enrichit aussi de l’intervention de la littérature (théâtrale) : retour à Tchékhov avec un acteur – Pierre Verplancken jouant, entre autres, la mère de Myriam sous les traits d’Arkadina dans « La Mouette » !.Marguerite Duras s’insinue aussi via « Le ravissement de Lola V.Stein », un roman dont la structure (un narrateur essayant de reconstituer la vie de la femme qu’il aime à partir de fragments incomplets) inspire manifestement celle de « Final cut ».
Surprise aussi : on avait oublié que Myriam Saduis était actrice, sortie de l’Insas, alors que depuis 10 ans c’est la metteuse en scène qui nous a séduit. Elle occupe l’espace avec une autorité tranquille.
Au total une confession lucide, sans exhibitionnisme, sur une douleur lentement maîtrisée, une réflexion toujours actuelle sur le racisme ordinaire et un art, impressionnant, du récit et de la présence scénique. Chapeau !
» Final cut » de et par Myriam Saduis. Du 5 au 25 juillet 2019 à La Manufacture, dans le cadre du Festival d’Avignon.
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