Aix-en-Provence 2023. Le punch d’Ostermeir transcende « L’opéra de quat’sous » de Weill/Brecht.
On avait un peu peur de cet Opéra de quat’sous en français, par les sociétaires de la Comédie-Française, pour inaugurer le 75è anniversaire du Festival d’Aix-en-Provence. Ça faisait, a priori, un peu beaucoup de solennité à la française pour un théâtre musical « révolutionnaire » sur le fond et la forme dans l’Allemagne de 1928. Mais la mise en scène dynamique, précise et festive de Thomas Ostermeier transforme les interprètes et le public en des partenaires heureux d’une parodie du capitalisme plus jouissive que didactique. Banco !
Parler /chanter, une aventure.
Il faut d’abord se rendre à cette évidence : ces grands interprètes du « Français » savent tout faire avec un brio époustouflant. Et leur répertoire classique « maison » et un répertoire étranger bien traduit (ce qui est le cas ici de l’excellente version de L’opéra de quat’ sous d’Alexandre Pateau). Ils adorent aussi relever les défis de metteurs en scène un peu trash comme le Flamand Ivo Van Hove qui les a fait jouer nus en Cour d’Honneur d’Avignon, dans une version superbe des Damnés de Visconti, caricature du nazisme. Même enthousiasme pour l’Allemand Thomas Ostermeier, qui les a entrainés deux fois dans la démesure shakespearienne (La Nuit des Rois et Le Roi Lear). Mais ici le défi est redoublé : comment faire de leur voix « naturelle » de poitrine une « voix de tête » pour chanter les fameux « songs » de Weill ? Un incroyable travail de préparation de plusieurs mois a produit des résultats spectaculaires. La première réussite vient donc d’abord de ces interprètes fabuleux, passant de leur registre dramatique à sa traduction mélodique avec un naturel bluffant.
Thomas Ostermeier. Respect de l’œuvre et intelligence contemporaine
Encore fallait-il pour coordonner tous ces talents un maître qui comprenne l’œuvre de l’intérieur et se donne les moyens de créer un espace de jeu adéquat.
Dans une guerre des clans (dans le quartier londonien de Soho) empruntée à l’Anglais John Gay, Brecht fait s’affronter le roi des mendiants Peachum et le roi des voleurs Macheath, dit Mac-la-Lame. Violent et cruel, c’est aussi un véritable obsédé sexuel, marié à la fille de son copain, le flic corrompu Brown, mais qui épouse en outre Polly, la fille unique de son rival Macheath, tout en fréquentant chaque semaine la putain Jenny la tripoteuse, qui le trahit. Un personnage pas si éloigné du héros de la première œuvrée Brecht, Baal. A la fin Macheath est sauvé de justesse de la potence par la volonté de l’auteur de prouver que ce personnage d’opéra n’est pas pire que vous et moi. Le monde corrompu des truands n’est qu’un reflet du régime de Weimar dont la corruption allait favoriser l’avènement du nazisme.
Ostermeier reprend la version de 1928 plus anarchiste que « marxiste » puisque Hitler n’est pas encore si proche du pouvoir. Mais il ajoute en conclusion un splendide chœur anti-fasciste emprunté à une version ultérieure de 1948 et qui trouve son actualité dans les succès de l’extrême droite en Europe.
Sur la forme le metteur en scène allemand applique à sa manière et à notre époque la fameuse distanciation brechtienne. La scénographie de Magda Willi abstraite et fonctionnelle, très Bauhaus, permet à la fois aux interprètes de régler la fluidité de leurs déplacements, de passer en douceur du lieu de mariage au bordel et à la prison et de s’adresser au public face à face. Des bandeaux énumèrent les titres des scènes : on est bien au théâtre et pas dans une imitation de la vie. De petites vidéos sont autant de clins d’œil aux années 1920/30 et les costumes à paillettes de clowns ou de bourgeois endimanchés transcendent les époques. La chorégraphie de Johanna Lemke permet à chaque interprète d’habiter son corps et aux ensembles – où se distingue le comédien belge Cédric Eeckhout – d’accentuer la parodie du monde. Bref, tout concorde à dynamiser le jeu des comédiens, à rythmer les scènes collectives et à amplifier le comique de situation. Seul bémol : le rythme faiblit dans le dernier acte, les scènes de prison. Trop de bavardage ? Ou peut-être qu’un opéra de 2H30 sans entracte fatigue le corps ? Un détail dans cette réussite globale.
Des interprètes exceptionnels, parole et chant.
Le système Ostermeier nous ramène à l’essentiel : l’excellence de la distribution avec en tête le roi des mendiants, Peachum (le Belge Christian Hecq, venimeux et drolatique, génial comédien chanteur) et le Roi des truands Macheath (Birane Ba, un peu timide à la première). Les femmes ont un rôle central et décisif. Marie Oppert qui vient de la comédie musicale donne à Polly Peachum, la 2è épouse du truand une voix d’or. Claïna Clavaron, avec son expérience pop, incarne en élégance Lucy, première femme de Macheath. Le duo de réconciliation chanté des deux rivales est un des beaux moments de la soirée. Véronique Vella, la terrible femme de Peachum, a la même vigueur dans les deux registres, parlé et chanté tout comme Elsa Poivre incarnant la putain Jenny avec une autorité vocale impressionnante. Quant à Benjamin Lavernhe, flic coincé entre les deux clans, sa belle voix claire et son immense taille en font un des flics les plus drôles du répertoire.
Mais dans la réussite globale la direction musicale de Maxime Pascal et de son ensemble Le Balcon est déterminant. Il dynamise les « songs » par des basses électriques ajoutées aux instruments de jazz originels, trompettes et saxophones. Sa « touche » accentue au bon moment la parodie tonique du pouvoir, parole et chant confondus, l’essentiel de L’opéra de quat’sous.
Christian Jade au Festival d’Aix-en-Provence 2023
L’Opéra de quat’sous, de Kurt Weill et Bertolt Brecht, mise en scène de Thomas Ostermeier, direction musicale de Maxime Pascal.
Théâtre de l’Archevêché à Aix-en-Provence jusqu’au 24 juillet. www.festival-aix.com.
Retransmission en direct, à 22H sur Arte le 12 juillet puis sur Arte Concert. www.arte.tv
Reprise à la Comédie-Française du 25 septembre au 15 novembre 2023. www.comedie-francaise.fr