« La Reine Lear » de Tom Lanoye. Un monstre sacré, Shakespeare, et deux sacrés monstres, Lanoye et sa Reine, Anne Benoît ***
Quand j’étais gamin on appelait les acteurs de théâtre français qui venaient jouer au Théâtre du Parc non pas des « stars » mais des « monstres sacrés ». J’ai ainsi vu Pierre Brasseur, celui des « Enfants du paradis », applaudi debout pendant cinq minutes à son entrée en scène, avant de pouvoir proférer un mot, dans « Kean » d’Alexandre Dumas, revu par Jean-Paul Sartre. En voyant l’actrice française Anne Benoît empoigner son rôle de matriarche manipulatrice avec une force et une rage destructrice d’une force inouïe, j’y ai repensé. A part que, bien maîtrisée par le rigoureux metteur en scène d’origine suisse Christophe Sermet, elle ne surjoue pas du tout à l’ancienne, façon Cour d’Honneur sous le mistral. La puissance est là, contenue, dosée, d’autant plus efficace. Rien que sa performance vaut le déplacement. Pas parce qu’elle est « française », parce qu’elle est la bonne personne dans le bon rôle et quel rôle !
C’est que Tom Lanoye qui maîtrise les ficelles du théâtre épique, pas seulement shakespearien, avec un génie malicieux, a créé ce rôle typiquement « patriarcal » à la demande d’une grande actrice flamande frustrée de n’avoir plus de « grand rôle » au-delà de 55/60 ans. Tom a donc retourné l’échiquier : le matriarcat a le pouvoir et au Lear féminin, il oppose trois héritiers mâles Greg, Henry et Cornald, deux épouses, Coralie et Alma et deux conseillers fidèles à la Reine, un amant bouffon Oleg et un conseiller financier Kent. La fortune et le pouvoir à l’ancienne, terres et royaumes, se transforment en un paquet d’actions plus ou moins pourries. Lanoye garde le thème : la Reine veut abdiquer mais chacun des héritiers pour mériter sa part du gâteau doit prouver son amour de façon tonitruante, ce que font les deux aînés et pas le dernier, aussitôt chassé et réduit à s’occuper de « micro-crédits » dans un pays asiatique. Le rapport de forces subsiste avec une vieille femme déclinante, proche de la folie, guettée par Alzheimer mais toujours désireuse de garder une partie du pouvoir. Et des héritiers censés l’accueillir et qui se la refilent comme un cadeau empoisonné. Ils sont en outre médiocres dans la gestion de ces actions qu’ils ne maîtrisent pas (la crise de 2008 jamais très loin) et le plus brutal, Gregg l’aîné, trouve un bouc émissaire Kent, conseiller financier de la Reine qu’il éborgne. Si on ajoute la tempête shakespearienne avec, ici, sa double connotation symbolique, financière et climatique on a une belle transposition contemporaine de ce mythe … antérieur à Shakespeare.
La Mère, le Sexe, le Pouvoir, le monde obsessionnel de Tom Lanoye.
– © Lara Gasparotto
Tom Lanoye y développe ses obsessions classiques, la Mère, le Sexe et le Pouvoir. La Mère, la sienne, toujours recommencée, avec un mélange stylistiquement superbe de génie manipulateur et de faiblesse touchante. La mère âgée oblige son jeune bouffon à lui faire l’amour. Un monstre, en somme, une femme » macho » mais plus sympa que ses fils et belles-filles, petites crapules ordinaires sans envergure, hormis une belle-fille Alma plus humaine. Sur scène c ’est le seul point faible : les enfants sont un peu minables et ont de la peine à exister face à la royale « toquée ». La langue de la Reine sonne en ré majeur comme ses amis Kent et Oleg, les autres dans des tonalités mineures. Autre obsession de Lanoye : sa passion pour la politique et son goût d’intervenir dans le débat public. Le pouvoir devient ici économique et la caricature en est solide.
La critique politique et économique fait d’ailleurs partie du patrimoine génétique du Théâtre National au moins depuis Jean-Louis Colinet et son successeur, Fabrice Murgia. On se souvient par exemple des remarquables travaux, plus documentaires que poétiques, de Françoise Bloch ou ceux de Vincent Hennebicq, entre autres. Avec, tête de série, l’inoubliable « Rwanda 1994 » de Jacques Delcuvellerie.
Quant au metteur en scène Christophe Sermet, plutôt rattaché à la famille du Rideau, il déploie ici avec son scénographe Simon Siegmann une version à la fois épurée dans le décor et les costumes et intelligente dans la pratique. Avec des effets vidéo et un plateau tournant il change de lieu ou de …continent, à vue, pour accompagner la descente aux enfers de la Reine Lear et de son fils cadet chéri, banni puis retrouvé mais …trop tard, mort. Le tragique, le poétique, le burlesque, le rire et les larmes coexistent comme un vrai Shakespeare contemporain. Avec une langue flamande, crue et corsée, magistralement traduite par Alain Van Crugtem.
Un must, en somme pour les amateurs de monstres sacrés, Tom Lanoye et Anne Benoît
« La Reine Lear » de Tom Lanoye, mise en scène de Christophe Sermet au Théâtre National jusqu’au 19 janvier.
Au Théâtre de Namur du 23 au 26 janvier
Christian Jade (RTBF.be)
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