• Théâtre  • « Mademoiselle Agnès ». Une misanthrope déchaînée. Amèrement drôle. ***

« Mademoiselle Agnès ». Une misanthrope déchaînée. Amèrement drôle. ***

Cela fait deux fois en deux ans que Rebekka Kricheldorf nous fait le coup d’un humour ravageur qui tape dans le mille. Elle a l’art de prescrire aux chefs d’œuvre (de Tchekhov et Molière) une cure de rajeunissement qui les bouscule sans les trahir, pour notre plus grand plaisir Avec, à la manœuvre, cette fois, un Philippe Sireuil fasciné par le thème du /de la Misanthrope.

Sa Villa dolorosa, magistralement maîtrisée par Georges Lini nous faisait revisiter Les Trois Sœurs de Tchékhov, entourées d’une bande de garçons paumés, en mode mélancolie agressive. Une réécriture magistrale. Le spectacle deux fois nominé aux Prix Maeterlinck de la critique 2020 (mise en scène et actrice lauréate, Isabelle Defossé) est visible cette saison dans plusieurs lieux de Bruxelles et de Wallonie.

Avec Mademoiselle Agnès Rebekka Kricheldorf inflige au Misanthrope de Molière un traitement de choc encore plus radical : la critique au féminin de la société et du genre humain, en mode féminin, quitte le mode plainte pour une satire méchante mais pas bête Elle nous proposant un tournoi d’agressivité jouissive, rythmé par un Philippe Sireuil complice, qui nage dans la satire comme un poisson dans l’eau. Dans le bel espace pensé avec son éternel complice scénographe Vincent Lemaire.

Mademoiselle Agnès est une blogueuse qui règne sur le net par une agressivité tous terrains qui vise les artistes « parasites », les « cosmopolites » donneurs de leçons, les « djeunes » soulés de leurs « raps enculeurs », les féministes, les beaufs, les hipsters, les couples qui vivent dans l’hypocrisie du polyamour, etc. Dans un étourdissant solo initial (et final) basé sur la répétition de « j’en ai marre de… » France Bastoen (Agnès) crée un climat d’hilarité communicatif qui met la salle en poche :  Marre de ces artistes. Ces parasites qui enchainent les bourses, qui élèvent les petites aventures fades qu’ils ont entre eux au rang de drame intime et engagé, et polluent ainsi l’atmosphère. Marre de ces cosmopolites. Ces donneurs de leçons à la barbe de trois jours qui se sentent tellement ouverts sur le monde, juste parce qu’ils ont traîné leurs godasses pendant quelques mois en Amérique du Sud, avec leur sac à dos à la con.

France Bastoen, Adrien Drummel, Chloé Winkel, Gwendoline Gauthier dans « mademoiselle Agnès » de Rebekka Kricheldorf © Hubert Amiel

Une comédie grinçante

Dès les premiers échanges deux mondaines opportunistes  Cordela (Chloé Winkel) et Annabelle ( Gwendoline Gauthier) encaissent ses sarcasmes.  Mais petit à petit un climat d’inquiétude gagne le plateau où se déroule un vrai jeu de massacre de ses proches. Au nom de la défense de la vérité contre le mensonge elle flingue sa meilleure amie Fanny, (Daphné D’Heur) qui lui rendra la monnaie de sa pièce Tu es pathétique. Ce que tu prêches aux autres, tu n’y arrives pas toi-même. Tu te mens à toi-même. Un de ses anciens amants, Adrian (Stéphane Fenocchi) y va plus fort : Tu n’es pas misanthrope, Agnès. Tu es sociopathe.

Plus grave, elle massacre son fils, Orlando (Félix Vannoorenberghe) chanteur dont les textes sont « merdiques » et qui déguise son homosexualité. Je donne un conseil à l’homme, au fils et à l’artiste: l’art sans courage, tu peux le balancer aux chiottes.  Ravagé, Orlando s’enfuit et conclut :tu es malade. Gravement dérangée. Troubles de l’empathie. Et les personnes dérangées ont besoin de notre pitié.

Seul Elias (Fabrice Adde) le gentil parasite qu’elle héberge et qui se prend pour Socrate lui garde un peu de tendre reconnaissance. Mais son amant le papillonnant Sascha (Adrien Drumel) avec lequel elle rêve de se retirer à la campagne (comme le Misanthrope de Molière avec la coquette Célimène) finit par échapper et tire la morale de l’histoire. Sascha : Tupenses toujours le pire de tout le monde. Parce que tu détestes les gens. Et moi, j’aime les gens. AGNÈS -. Tu aimes les gens. C’est ça le problème.

Philippe Sireuil nous avait présenté en 2008 un mémorable Misanthrope au Théâtre national et il avoue tenir au sujet pour des raisons personnelles. Alceste et ici Agnès  questionnent mes propres conduites… L’un et l’autre sont un mélange complexe d’aveuglement, de franchise, de solitude,  de lucidité mais aussi d’intégrité voire d’intégrisme…La franchise est-elle une bombe qui blesse plus celle ou celui qui la lance que celle ou celui qui la reçoit ?  On aurait là une sorte d’autoportrait du metteur en scène, multiplié par huit acteurs/trices qui rendent la musique de leurs voix au diapason d’une hystérie collective à la fois poilante et désespérée. Un octuor magistral sans fausse note où France Bastoen dans le rôle principal est à la hauteur de sa rage et de son désespoir. 

La confirmation du talent de Rebekka Kricheldorf est au centre de notre plaisir. Ses bonheurs de plume, sa verve iconoclaste, sa démolition des faux semblants et de la famille en font une héritière de Claire Brétécher (dont Les Frustrés, à distance, paraissent bien tendres !). Ou une contemporaine de Coco, la dessinatrice de Charlie Hebdo et de Libération qui s’attribue le droit de rire de tout. Se marrer, de fait, n’est pas le contraire de la réflexion, elle ouvre la réflexion.

On a changé d’époque, le comique grinçant redevient un « grand art », très « mode ». La preuve par Georges Feydeau qu’accède (enfin) à la consécration, dans la collection de la Pléiade. Un siècle après sa mort.

Mademoiselle Agnès de Rebekka Kricheldorf, mise en scène de Philippe Sireuil au théâtre des Martyrs jusqu’au 17 décembre.

Christian Jade. 
Blog critique Ouvrir l’œil

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