Nicole Mossoux expose une sombre fresque de Goya aux Halles et une aquarelle délicate aux Tanneurs. Plaisir double. ****
Critique
On connaît l’attrait de la compagnie Mossoux Bonté pour la peinture dont témoigne une de leurs œuvres fondatrices « Les Hallucinations de Lucas Cranach l’Ancien ». Attrait aussi pour le thème du double avec le fameux « Twin Houses » où Nicole Mossoux, soliste, était aux prises aux prises avec son double, un mannequin à la présence obsessionnelle, et aux fantasmes angoissants.
En insufflant dans son œuvre le Goya le plus noir, celui du « Grand Bouc » (« The-Great -He-Goat » en anglais) ou le « Sabbat des sorcières », Nicole Mossoux grâce à 10 danseurs/interprètes (un luxe rare) – au sommet de leur expressivité et complicité – fait de ses doubles une multitude de fantômes, comme un peuple inquiet, troublé et troublant.
Le tableau inspirant (mais pas du tout « copié ») de Goya ? Il vous suffit de « googeler » pour rafraîchir vos souvenirs sur cette « période noire » de la fin de vie de Goya. A 70 ans, malade et sourd, il se réfugie dans une petite maison des environs de Madrid (la « Quinta del sordo ») dont il recouvre les murs de fresques énigmatiques, cruelles et angoissées. Elles seront « transférées » sur toile 50 ans plus tard et ont fini au Prado.
Nicole Mossoux, aidée de Patrick Bonté (qui assume la dramaturgie et la lumière, capitale dans ce « clair-obscur » magistral) nous offre son œuvre la plus forte et inspirée depuis fort longtemps. Une œuvre riche d’un imaginaire pictural, sonore et musical où le déchirement individuel devient collectif, ravageur, autodestructeur. Elle a imaginé l’angoisse d’un artiste sourd et vieillissant face à sa misère physique et aux déchirements d‘une société en proie à la guerre civile. Sous les yeux d’une petite fille qui sert de fil conducteur mémoriel à l’ensemble on voit les gardiens du « musée » Goya, envahis par les cauchemars qui peuplent les fresques. Ils se métamorphosent petit à petit en des tableaux vivants torturés, dédoublés, errant dans les songes de Goya et s’insinuent dans les nôtres. Il y a là des groupes de guerriers armés de bâtons menaçants mais qui s’évaporent en images grotesques. Il y a là des femmes convulsées dans des douleurs multipliées par les doubles qui les colonisent. Les tableaux se succèdent proposant aussi des tableaux religieux ou, en clin d’œil, les « Menines » de Velazquez, le tableau clef de tout peintre (chorégraphie ?) qui s’interroge sur son pouvoir par rapport à son modèle, son commanditaire …et le public.
La réussite de l’œuvre tient à une équipe de danseurs/interprètes qu’on sent intimement liés et complices du projet qu’ils nous offrent. Mais aussi de superbes costumes (anciens et modernes) et d’incroyables mannequins « doubles » de Natasha Belova aussi responsable d’une sobre la scénographie. Jean Fürst et Thomas Turine construisent l’espace sonore et Patrick Bonté nuance les densités d’un clair-obscur intense.
Au total un hommage magistral de Nicole Mossoux à Goya, le déchiré, l’illustrateur de nos conflits intérieurs et des ravages absurdes de l’esprit guerrier, semeur d’inquiétudes destructrices.
« The Great He-Goat » de Nicole Mossoux aux Halles de Schaerbeek jusqu’au 27 novembre.
NB : ce spectacle est le lauréat danse des Prix Maeterlinck de la Critique 2019.
NB : Il sort rarement de Madrid, Goya. Or voilà qu’il se fait « double », cette saison avec pas moins de deux expositions majeures et chaque fois 60 à 70 œuvres de sortie. L’une à Agen (entre Bordeaux et Toulouse) qui vient de commencer « Goya génie d’avant-garde, le peintre et son école » (jusqu’au 10 février). L’autre à la fameuse Fondation Beyeler près de Bâle du 17 mai au 16 août 2020. Cela ira de la Maya vestida (la desnuda reste à Madrid) au « Sabbat des sorcières » qui a inspiré Nicole Mossoux.
Vice Versa : La tendresse féminine, refuge contre un monde de brutes.
Nicole Mossoux – © Mikha Wejnrych
A ce champ d’inquiétudes s’oppose, à l’autre bout de la ville un joli duo, basé sur une chanson médiévale « Les anneaux de Marianson ». En émane d’abord le charme chaloupé de deux danseuses sensuelles (Fraude Mariën et Shantala Pèpe) en complicité quasi érotique, à première vue, qui s’avancent vers nous, soudées puis distanciées :20 minutes sur le même rythme obsessionnel. Mais il faut écouter la chanson ancienne pour comprendre ce qui se trame vraiment sur scène. La complicité physique des deux femmes n’est qu’un refuge contre un mari jaloux parti à la guerre et qui revient les tuer, elle et son enfant par jalousie.
Sous des apparences de tendresse féminine on trouve donc deux guerrières affrontant ensemble la brutalité masculine aveugle. On est donc encore dans la cruauté (de la guerre) et dans les figures du double mais deux « vraies » femmes unissent leurs énergies pour échapper à l’horreur du monde, alors que le double, façon Mossoux, est généralement une femme et son mannequin, son ennemi intérieur qui l’assaille et la persécute.
Cette petite pièce délicieuse, créée il y a 4 ans, fait partie de courtes » Miniatures » dont on attend avec impatience la série complète en Belgique.
Vice Versa de Nicole Mossoux est proposé aux Tanneurs jusqu’au 30 novembre
(Le début d’une « soirée composée » très réussie dont le plat principal, splendide, « Dimanche » des compagnies Chaliwaté et Focus fera l’objet d’une autre critique)
Cet article est également disponible sur www.rtbf.be