Théâtre Océan Nord, à la croisée des chemins. ‘Par les villages’ (Peter Handke):un regard poétique sur la politique.
Introduction: le dilemme d’Isabelle Pousseur.
’Par les villages’ de Peter Handke accueilli au Théâtre Océan Nord, (critique ci-dessous) c’est un » jeune projet » du metteur en scène Jean-Baptiste Delcourt, récemment sorti de l’Insas. On s’arrête un moment sur Océan Nord et sa patronne bienveillante, Isabelle Pousseur, une spécialiste non seulement de l’accueil mais de l’encadrement de ces jeunes folies, enthousiasmes, passions très souvent sans l’ombre d’une subvention. Elle donnait lundi une conférence de presse pour expliquer ses saisons à venir…éventuelles. Et surtout à quel point elle était ‘coincée’ entre sa volonté de continuer cette politique de découverte et d’aide aux talents naissants et sa propre survie en tant que metteuse en scène. Auparavant elle était artiste associée au Théâtre National, ce qui lui permettait de créer ‘ses’ œuvres sans entamer sa maigre subvention, 490.000 euros, pour un lieu de création dont les équivalents (La Balsamine et Les Tanneurs) bénéficient pratiquement du double.
En janvier 2017, Océan Nord a donc remis un projet de contrat-programme, comme toute la profession, mais à double volet dont elle dévoile la logique, comme si elle craignait d’être sacrifiée » A) un projet sans augmentation mais qui supprime les accueils de spectacles professionnels B) un autre qui réintègre ces accueils mais ne peut se réaliser sans une augmentation conséquente « (chiffrée à hauteur de 300.000 euros) ;
Le volet A) permet donc de financer
– les mises en scène d’Isabelle Pousseur, dont cette année ‘Last exit to Brooklyn’ coproduit et accueilli au Théâtre de Liège en septembre.
-un certain nombre d’ateliers préparatoires gratuits organisés par de jeunes professionnels comme Thibaud Wenger.
– des résidences (administratives, entre autres) ou ‘laboratoires’ offerts à des jeunes sans subsides ou des artistes déjà confirmés (Coline Struyf, Myriam Saduis, Thibaud Wenger), dont les spectacles seront produits et visibles dans des lieux mieux dotés, comme le National, le Rideau, le Varia.
– des tâches sociales sur le quartier et les liens entre générations. Un travail de préparation à la production sans visibilité » professionnelle » à Océan Nord.
Le volet B) est axé :
– sur 2 temps forts de 8 à 10 semaines (un à l’automne, l’autre au printemps).La logique varie chaque année avec en 2018/19 deux thèmes actuels: ‘témoignages, cultures, métissages’ ou encore ‘le monde a besoin de féminin’.
-une metteuse en scène en scène réputé(e), comme par exemple, en 2018/19 Isabelle Pousseur elle-même, Myriam Saduis et Adeline Rosenstein, cette dernière artiste associée (un ‘vrai’ mi-temps).
-un renforcement des liens avec des théâtres partenaires, le Rideau de Bruxelles ou le Théâtre de la Vie, mais aussi des accueils ou coproductions, au Varia ou au Théâtre de Liège.
– des productions visibles au siège d’Océan Nord mêlant des jeunes débutants et des jeunes…aguerris. Rappelons la subvention demandée : 300.000 euros de plus que les 490.000 actuels : total 800.000 euros. Une subvention classique pour un théâtre de créations contemporaines.
A un moment où les ‘grands’ théâtres présentent triomphalement leur saison 2017/18, ces modestes propositions méritent réflexion. Il s’agit du sort d’une » grande dame » de notre paysage théâtral.www.oceannord.org
» Par les villages » de Peter Handke: poésie et utopie.
Aurélien Labruyère et Angèle Baux dans ‘Par les villages’de Peter Handke. – © Michel Boermans
Critique:***
Peter Handke, un des auteurs autrichiens les plus renommés et les plus controversés de sa génération, s’est toujours distingué par des refus de la pensée » mainstream « . En politique il a défendu jusqu’au bout le Serbe Slobodan Milosevic contre le bombardement de son pays par l’Otan, ce qui a entraîné la censure d’une de ses pièces à la Comédie française. En littérature (roman, théâtre) influencé par Becket, Kafka, le nouveau roman il refuse le réalisme pour défendre une littérature plus expérimentale. Il aime la provocation, comme dans sa pièce ‘Outrage au public « . En cinéma, proche de Wim Wenders, il a écrit le scénario de deux de ses chefs d’œuvre, ‘Les Ailes du désir’ et ‘L’angoisse du gardien de but au moment du pénalty’, ce dernier d’après un de ses romans. C’est dire si la qualité de la réflexion est au rendez-vous.
‘Par les villages’, écrit en 1981, avant la chute du mur de Berlin, est encore plein de ces espoirs utopiques qui font flamber les mots. Et la situation apparemment ‘réaliste’, le retour d’un frère intello dans un village pour y régler une question d’héritage entre un frère ouvrier et une sœur vendeuse n’est pas une ‘tranche de vie’ mais une série de monologues où chacun dit sa vérité de façon lyrique, une adresse au public plus qu’un dialogue. Le problème individuel est vite évacué au profit du collectif, la condition ouvrière en voie de disparition et le capitalisme galopant des années 70/80 qui détruit tout sur son passage. Aucune différence de langage entre prolétaires, paysans et l’intello : ils parlent tous la langue de Handke. Dans la Cour d’Honneur d’Avignon en 2013, Stanislas Nordey et Emmanuelle Béart y donnaient, en 4 heures, un beau ‘pensum’ éloquent. Plus modeste et plus efficace la mise en scène de Jean-Baptiste Delcourt, nous donne en 2H15 un résumé de l’essentiel, centré sur le personnage du frère intello (sobre Aurélien Labruyère) et du frère prolo incarné par… Angèle Baux, qui force parfois sur l’éloquence à l’ancienne. On sent Anne-Marie Loop habitée par ses deux personnages de vieille femme, reliquat de la ‘conscience de classe’. Talia Onraedt en ‘muse’ du poète rythme le récit d’un peu de douceur avec une scène finale étonnamment optimiste et émouvante. Une première mise en scène, qui demande confirmation, pour cet acteur et musicien auvergnat, débarqué à Bruxelles en 2008 et a déjà été assistant, entre autres, de Myriam Saduis (sur ‘Amor Mundi’, dédié à Hannah Arendt, deux fois nominé aux Prix de la Critique 2016, repris au Théâtre des Martyrs la saison prochaine).
‘Par les villages’ de Peter Handke, m.e.s de Jean-Baptiste Delcourt, au Théâtre Océan Nord, jusqu’au 29 avril. http://www.oceannord.org/
Christian Jade(RTBF.be)
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