• Opéra  • « Jeanne d’Arc au bûcher » d’après Honegger et Claudel. Audrey Bonnet bouleversante en Jeanne, victime de son mythe. ****

« Jeanne d’Arc au bûcher » d’après Honegger et Claudel. Audrey Bonnet bouleversante en Jeanne, victime de son mythe. ****

Romeo Castellucci déconstruit, c’est son talent, le personnage sacré de Jeanne d’Arc dans l’oratorio dramatique conçu en 1938 par un duo d’avant-garde. Le livret de Paul Claudel et la partition d’Arthur Honneger résistent fort bien à l’étrangeté du personnage de Jeanne. Sous un angle en forme de point d’interrogation.

En guise de prologue, un curieux concierge iconoclaste surgit dans une classe désuète, après le départ de petites filles en uniforme d’époque. Il s’acharne à détruire minutieusement les bancs, le tableau, les meubles, l’horloge avant de se métamorphoser petit à petit en Jeanne à la recherche du sens de sa vie. « De ma légende, religieuse et politique, apprise dans cette vieille école, faisons table rase« , semble-t-il/elle nous dire. Un angle à la fois concret et conceptuel d’où observer un mythe français et une partition suisse.

En soi, cette Jeanne d’Arc au bûcher est une curiosité historique puisqu’elle n’est ni un opéra ni même un oratorio classique où la musique domine le livret. D’emblée, on vit un paradoxe : la juxtaposition et le mélange d’une actrice (Jeanne) et d’un acteur (Frère Dominique) qui portent le texte et d’un chœur et de solistes qui chantent … tous les autres rôles et toutes les situations, dramatiques ou parfois parodiques. Cette forme quasi « ouverte », au départ, permet à Castellucci d’infiltrer « sa » version avec d’autant plus d’évidence et de cohérence qu’il a le champ libre, visuellement. Il met donc tous les chanteurs au « paradis », le 4è balcon de la Monnaie, d’où leurs voix « foncent » sur Jeanne … et le public avec une beauté et une vigueur impressionnantes. Ces voix « tombées du ciel » introduisent une sorte de rituel sacré violent, plus efficace que des choristes en chair et en os. Ici, on ne voit plus que ce corps torturé de Jeanne, une Audrey Bonnet sublime d’expressivité qui au bord de la mort passe en revue, en un grand flash-back, les épisodes les plus connus de sa saga.

Le « livre de sa vie » est proféré des coulisses par Frère Dominique, excellent Sébastien Dutrieux, un proviseur d’école en costume trois pièces, qui scande l’acte d’accusation, inlassablement repris par le chœur, comme un leitmotiv : »Jeanne hérétique, sorcière, relapse, ennemie de Dieu« .  Du bûcher initial (qu’on ne verra jamais) Jeanne subit son procès par ce tribunal ecclésiastique devenu un tribunal animalier. Elle voit son destin laissé à un jeu de cartes manipulé par l’orgueil, l’avarice, la luxure des courtisans du Roi. Elle entraîne le Roi à Reims pour son couronnement, retourne dans son village de Lorraine et finit sur son bûcher métaphorique.

L’œuvre d’Honneger/Claudel parcourt la France et le monde, le plus souvent sous une forme orchestrale, sans mise en scène, ce qui permet à une grande actrice (de Marthe Dugard à Isabelle Huppert) d’y brille dans la belle rhétorique claudélienne alternant avec les superbes contrepoints du chœur et des solistes.

Castellucci iconoclaste ? Jeanne autiste ?

Audrey Bonnet dans

Audrey Bonnet dans – © B.Uhlig

Le point de vue de Castellucci est de centrer le drame sur un personnage qui se prend pour Jeanne ou le devient en une sorte de rêve éveillé proche du cauchemar ou de l’autisme. Enfermée en elle-même, subissant son sort, elle détruit une classe puis creuse le sol comme un archéologue à la recherche d’une civilisation disparue ou de son destin enfoui désormais dans la terre-mère. Elle déterre la fameuse épée tellement grande qu’elle dépasse sa petite personne. Son glorieux cheval gît à terre sans vie. Son corps nu se drape dans un drapeau français aux couleurs délavées. Dernière ironie, les grandes lettres A et B d’apparence royale exposent simplement le nom de l’actrice, A comme Audrey, B comme Bonnet !

Alors iconoclaste cette version, au point que certains catholiques intégristes en demandent l’interdiction ? Iconoclaste par rapport à quoi ? La « sainte » légende reprise par le Front National et que supportait Vichy puisque Jeanne luttait contre les … Anglais ? La volonté de Claudel, accentuée par un prologue de 1944 qui fait de Jeanne un symbole de l’unité …des deux France et où sous les Anglais il faut voir… les Allemands ? La vérité est que la légende de Jeanne, les cancans sur ses liens sexuels avec le Roi, le reproche de s’habiller en homme, donc de se situer entre deux sexes, sont nés de son vivant. Et la « focale » de Castellucci fait du personnage de Jeanne un prototype d’humanité universalisable, que chaque spectateur peut vivre à son niveau d’interrogation grâce au jeu d’une actrice exceptionnelle.

Et elle est simplement inoubliable Audrey Bonney, dans sa métamorphose d’homme en femme, de concierge enragé en héroïne nue, creusant le sol en quête d’elle-même. Enveloppée de la musique d’un chœur tour à tour accusateur, moqueur ou pastoral, secouée ou bercée par une partition que le maestro Kazushi Ono fait tomber du ciel ou surgir de la fosse avec une précision raffinée. Donnant à son corps et à sa voix des inflexions qui relèvent de la Grâce pour les croyants ou de la Beauté pure pour les autres. Inoubliable, Audrey Bonnet.

Un grand moment d’art total, signé Romeo Castellucci.

« Jeanne d’Arc au bûcher » (Honegger/Claudel), mise en scène de Romeo Castellucci

A la Monnaie jusqu’au 12 novembre (complet)

Cet article est également disponible sur www.rtbf.be

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